Karl Schembri - BabelMed
          Sirotant un café tout en tirant une bouffée de cigarette, Ahmed  Hamad, 24 ans, rappelle le jour et l’heure exacts auxquels certains de  ses proches ont été tués dans des attaques israéliennes.         
Le jeune homme, qui a six frères et sœurs, originaire de  Beit Hanoun - un village agricole dans le nord de Gaza, à la frontière  d’Israël - a le cœur gros. A cause des deuils qu’il a subis, des scènes  auxquelles il a assisté et des plans qu’il a vus partir en fumée, il  n’attend plus rien de l’avenir. Même les petites cachettes et les  endroits spéciaux censés offrir une échappatoire à la violence et aux  destructions ont fini par être synonymes de mort et de tragédie pour  Ahmed.
La mort de ses cousins est un exemple typique. Ils  allaient à pied à la ferme de son père pour cueillir des olives - une  chose qu’Ahmed attend toujours avec impatience, lui qui aime tant sa  terre et les produits palestiniens traditionnels. Tandis qu’ils  marchaient, ses cousins ont été frappés par un drone israélien, et la  bombe leur a coupé les jambes. « Ils ont passé une nuit à l’hôpital, à agoniser de douleur, et ils sont morts tous les deux le jour suivant », dit-il. « Beaucoup  d’autres amis et d’autres parents ont été tués lors d’attaques  israéliennes, et chaque fois que ça arrive, tu sens qu’on t’a volé  quelqu’un dont tu étais proche, quelqu’un que tu aimais bien. »
A l’occasion de ce qu’il décrit comme le pire épisode de  sa vie, Ahmed a découvert combien même les endroits les plus sacrés  pour lui et pour ses amis étaient totalement vulnérables à la puissance  militaire israélienne.
«  Les choses se sont tellement  compliquées après les luttes internes (entre le Hamas et le Fatah en  2007). Autrefois, on avait une cause de souffrance, les Israéliens, mais  maintenant, il y en a deux. Pour moi, nos rivalités internes sont en  train de nous tuer plus que ne le font les Israéliens. Quand on était  unis, chaque fois qu’il y avait une guerre, on était tous ensemble. Ceux  qui se battent les uns contre les autres sont en train de faire le  boulot des Israéliens, et ils font exactement la même chose que les  occupants ».
Suite au chaos et à la haine qui ont régné durant le  putsch de 2007, au cours duquel les Palestiniens s’entretuaient dans les  rues, Ahmed et ses amis se sont dit qu’il était encore plus important  pour eux de trouver un endroit où ils pourraient échapper à tout cela.
« En 2008, les choses ont un peu  commencé à se compliquer, du coup c’était important pour nous de trouver  un endroit où on pourrait prendre nos distances avec tout ça. Ce  conflit interne a détruit toutes les relations dans la communauté et a  séparé les gens. De nombreuses personnes se haïssent, de nombreux  membres d’une même famille sont devenus ennemis. Ça se voit dans les  rues. Chaque fois que le membre d’un parti est tué, il n’y a que les  membres de ce parti-là qui vont à l’enterrement. Ça n’arrivait jamais  avant. Avant, même les gens d’autres villes assistaient à l’enterrement  d’un martyre ; il devenait un symbole national. Maintenant, tout est  divisé en factions.
« Donc, mes amis et moi, on avait  l’habitude d’aller dans un champ, à l’est de notre village. C’était  superbe au printemps, un truc qui nous aidait à échapper aux combats, on  restait juste à regarder les champs et à traîner là. On allait au champ  presque tous les jours. Trois de mes amis ont loué une ferme et planté  des oignons. Du coup, on faisait quelque chose, on se faisait un peu  d’argent, et on avait un endroit à nous pour nous amuser. Aucun des mes  amis n’appartenaient à des groupes de résistance - ils étaient tous des  civils, des étudiants ou des employés, certains par l’Autorité  Palestinienne. C’est pour ça que je n’étais jamais inquiet d’y aller  avec eux. C’était un endroit situé très en hauteur, donc visible de  partout. Il y avait un mirador israélien juste à côté. On ne peut se  cacher nulle part.
« On avait une petite pièce, on laissait  toujours la fenêtre ouverte et personne ne restait à l’intérieur. On  faisait du thé et des barbecues dans le champ, on faisait tout ce qu’on  pouvait plutôt que simplement déambuler dans les rues à regarder les  gens se battre et s’entretuer.
« Le 23 février 2008, je me suis  réveillé et je me suis préparé pour sortir. Il était environ 1 heure de  l’après-midi. En général, je ne dis pas à mon père où je vais, je suis  très indépendant. Ce jour-là, je le lui ai dit. J’allais chez un ami  dont la grand-mère était morte.
« Sur la route, j’ai croisé un ami,  Mohammed. Il tenait un papier, il était plein d’enthousiaste et il avait  un grand sourire. Il m’a dit : "Hey, qu’est ce que tu penses de ça : on  récolte un demi-million de signatures qui disent que le Fatah et le  Hamas doivent arrêter de se battre et se remettre ensemble... tu  signerais ?" J’ai répondu que bien sûr, je serais le premier à le  signer. Je lui ai dit que Mohammed et Ibrahim allaient à la ferme, donc  que j’allais prendre mon narghilé et que je les rejoindrais plus tard,  après être allé chez mon ami.
« Au bout d’à peu près 30 minutes, ils  se sont mis à m’appeler pour me dire qu’ils m’attendaient... Mon ami qui  avait perdu sa grand-mère n’arrêtait pas de me demander de rester, mais  mes amis m’ont appelé à nouveau pour me dire d’apporter des cartes,  donc je suis allé en chercher chez un autre ami. J’étais déjà en retard,  donc après avoir récupéré les cartes, je suis allé au champ en courant,  et quelqu’un m’a arrêté dans la rue. J’avais l’impression qu’il y avait  une conspiration et que tout le monde me retenait pour m’empêcher  d’aller au champ. Quand je me suis trouvé à environ 20 mètres de mes  amis, quelque chose de terrible a eu lieu, que je n’ai pas compris au  début. J’étais complètement sous le choc. Une roquette israélienne a  atterri entre mes trois amis. J’ai vu de la fumée et j’ai entendu une  grosse explosion. J’étais pétrifié, je ne savais pas quoi faire.
« Ensuite je me suis retrouvé à courir  frénétiquement autour de la ferme pour chercher mes amis. La bombe leur  était tombée en plein milieu, et les avait mis en pièces. Ils n’avaient  aucune chance de survie. Je n’arrivais même pas à les identifier, tous  trois avaient été mutilés, et étaient en morceaux. J’ai réussi à  reconnaître leurs vêtements. Ça a été un moment horrible. Il n’y avait  personne aux alentours. Je pleurais, je criais, je courrais. J’ai appelé  une ambulance mais ils ne comprenaient pas ce que je disais.
« J’ai récupéré tout ce que je  pouvais... les chaussures, le narghilé... j’ai essayé garder quelque  chose pour me souvenir d’eux. Israël a dit qu’il y avait trois types de  la résistance dans la zone devant nous. Ils voient tout, ils ont des  drones espions partout... ils nous connaissent et nous voient tous les  jours. Ils savaient qu’on allait tout le temps là. »
                BabelMed - Traduction de l’anglais Marie Bossaert (2010)