MediaLens
Le  mois dernier, l’Independent réalisait une interview de Tony Blair,  l’ancien premier ministre britannique et actuellement "émissaire de la  Communauté internationale pour le Moyen Orient". (1)
Au sens littéral, le terme de  "Communauté internationale" se rapporte à l’Assemblée Générale de  l’ONU, ou peut-être à une majorité de ses membres. Mais en novlangue des  médias, cela signifie les Etats-Unis, ses alliés et ses états clients.  Comme le fait remarquer Noam Chomsky : "et donc, il est logiquement  impossible aux Etats-Unis de défier la Communauté internationale". (2)
Quant au "processus de paix" qui serait facilité par  l’"émissaire de la paix", Gideon Levy, chroniqueur pour le journal  israélien Haaretz explique :
"Le bal masqué bat son plein : se grimant mutuellement,  Obama et Netanyahu ont montré que même leur épaisse couche de fond de  teint ne parvient plus à cacher les rides. Le vieux visage flétri et  avachi du plus long processus de paix de l’histoire s’est vu offrir un  délai supplémentaire surprenant et incompréhensible. Il ne débouche  nulle part. (3)
Cette interview, explique-t-on aux lecteurs de  l’Independent, est la première qu’accorde Blair après que la marine  israélienne eut "bloqué" la flottille de la paix pour Gaza. Les  questions sont posées par Donald Macintyre, correspondant du journal à  Jérusalem depuis 2004 et, avant cela, son principal spécialiste de la  politique pendant 8 ans. (4)
Macintyre s’intéresse en premier lieu à l’appel de Blair  pour "un assouplissement du blocus ’contreproductif’ de Gaza" et une  nouvelle "stratégie" qui "isolerait les extrémistes et aiderait la  population, et non pas l’inverse".
Blair, nous dit le journaliste, "a insisté plusieurs  fois sur le fait qu’il fallait qu’on comprenne le souci profond d’Israël  pour la sécurité et que [le soldat israélien] Gilad Shalit, qui est  détenu depuis près de quatre ans par les militants de Gaza, a une  importance énorme pour la population israélienne. M. Blair a demandé à  nouveau la libération du sergent Shalit".
La compréhension de Tony Blair pour le souci de sécurité  d’Israël est manifeste, et scrupuleusement retranscrite dans l’article  de Macintyre : "M. Blair dit que la captivité du Sgt Shalit et le fait  que le ‘Hamas soit une entité hostile’ serait une ’situation très  difficile pour n’importe quel pays’".
Macintyre cite l’affirmation de Blair qui dit que "le  monde ne s’est pas assez intéressé au fait que ’les événements que nous  voyons se dérouler sur les écrans de télévision sont perçus complètement  différemment en Israël, et il faut qu’on comprenne que certains milieux  poussent Netanyahu à plus de fermeté à l’égard de Gaza’".
Les "entrepreneurs de Gaza naguère prospères" que Blair a  rencontrés à une conférence internationale à Bethlehem sur l’économie  en Palestine sont, d’après Blair, "des victimes du Hamas, et non pas ses  partisans".
Le ton général de l’interview de l’Independent est  crédule et respectueux ; c’est le récapitulatif insipide et docile des  pensées sincères et bien intentionnées d’un homme qui a sur les mains le  sang d’un nombre considérable de victimes innocentes : hommes, femmes  et enfants en Irak, en Afghanistan, dans l’ex-Yougoslavie et, justement,  en Palestine.
"Un profond souci de sécurité"
Cette interview était l’occasion rêvée de voir un  journaliste chevronné poser des questions dérangeantes, mais cela n’a  pas été le cas. Au lieu de cela, Blair a pu faire étalage de ses  soi-disant compétences pour la paix au Moyen-Orient.
Macintyre relaie sans broncher l’affirmation de Blair  selon laquelle "il faut que le monde comprenne le profond souci de  sécurité d’Israël".
Il est vrai que les responsables politiques israéliens  parlent souvent de "menace existentielle". Mais comme le fait remarquer  Chomsky, "la menace existentielle la plus immédiate et la plus  importante c’est le refus d’Israël d’opter pour une solution  diplomatique directe, et son adoption de la doctrine en Afrique du sud  qui part du principe que la superpuissance dominante [les Etats-Unis]  peut lui permettre de défier le monde entier." (5)
Cela fait des années que les responsables politiques  israéliens prétendent – faussement, et avec la complicité des medias –  qu’il n’y a "aucun partenaire pour la paix".
En fait, Israël rejette depuis des décennies un  consensus international quasi-unanime d’une solution à deux états, avec,  entre autres, toutes les garanties de sécurité qu’apporte la résolution  242 de l’ONU. En refusant pour "partenaire pour la paix" la quasi  totalité de la planète, les Etats-Unis étant pratiquement la seule  exception, Israël a constamment prouvé qu’il préférait "l’expansion  plutôt que la sécurité et la diplomatie", ce qui a eu "des conséquences  terribles" (6).
De plus, comme nous l’avons signalé dans un précédent  article, au cours de ses offensives contre Gaza et contre le Liban, et  ses menaces contre l’Iran, Israël a constamment cherché à tuer, mutiler  et détruire afin d’inciter au terrorisme et d’écraser toute tentative de  résister à l’expansion et aux visées stratégiques d’Israël dans la  région. (7)
Cette realpolitik n’est évoquée nulle part dans l’interview de Blair.
Enfin, l’article ne fait aucune allusion au fait que  l’occident, et en particulier les Etats-Unis, s’est toujours prestement  rangé derrière Israël pour anéantir la vie et les aspirations des  Palestiniens.
Macintyre répète allègrement l’appel de Blair pour une  solution internationale qui "isolerait les extrémistes et aiderait la  population, et non pas l’inverse". Mais qui sont les plus grands et les  véritables extrémistes ici ? Que cela puisse être le gouvernement  israélien, et leurs partisans actifs de Washington, de Londres et des  autres capitales occidentales est jugé impensable.
Un journaliste "débordé" met en garde contre des "hypothèses erronées".
Nous avons écrit à Macintyre, le 4 juin :
"On ne voit pas très bien dans quelle mesure vous ayez  tenu votre rôle de journaliste qui est de mettre les puissants face à  leurs responsabilités, si vous l’avez fait.
Par exemple, vous écrivez :
"Gilad Shalit, qui est détenu depuis près de quatre ans  par les militants de Gaza, a une importance énorme pour la population  israélienne. M. Blair a demandé à nouveau la libération du sergent  Shalit"
La veille de la capture de Shalit lors d’une opération  de l’armée israélienne contre Gaza, les soldats israéliens sont entrés  dans la ville de Gaza et ont kidnappé deux civils, les frères Muamar,  les ont emmenés en Israël (en violation des Conventions de Genève), où  ils ont disparu parmi la population carcérale israélienne. Etes-vous au  courant de ces faits ? En avez-vous parlé à M. Blair ? Le rapt de deux  civils est un crime bien plus grave que la capture de Shalit. Mais les  médias, y compris vous et votre journal, lui ont accordé bien moins  d’importance. Pourquoi donc ?
Et qu’en est-il des milliers de Palestiniens détenus  sans chef d’accusation dans les prisons israéliennes, souvent pour de  longues périodes ? Pourquoi ne pas avoir évoqué le sujet dans votre  interview avec un haut responsable politique qui a une certaine part de  responsabilité là-dedans ?
Tout cela a une "importance énorme" pour la population palestinienne, et, de fait, pour pratiquement toute la planète.
Vous avez également passé sous silence le soutien  constant et massif sur le plan militaire, financier et diplomatique  offert à Israël au cours de l’étranglement croissant de Gaza – les  Etats-Unis, le Royaume Uni et ses alliés sont entièrement complices dans  ce crime abominable. Mais cela ne soulève aucun commentaire de votre  part ici.
Pourquoi donc ?
Cinq jours plus tard, toujours sans réponse de  Macintyre, nous l’avons gentiment relancé. Ce n’était sans doute pas  parce qu’il était incapable de répondre aux points que nous lui avions  présentés, n’est-ce-pas, lui avons-nous dit. Cela a semblé le piquer au  vif. En l’espace d’une heure ou deux, nous avons reçu le message  suivant :
"En fait, votre mail est tellement truffé d’hypothèses  erronées, sur le journalisme en général et sur le mien en particulier,  qu’il est très difficile de savoir par où commencer. Mais puisque,  conformément à la politique de Media Lens, je suppose que vous avez  l’intention de publier ma réponse, et que je suis débordé, il va falloir  que vous patientiez. Parce que vous avez raison, je ne suis pas  incapable de répondre aux points que vous soulevez, bien que cela ne  soit sans doute pas à votre goût. (8)
Nous lui avons répondu aussitôt, le remerciant et disant  que nous attendions avec impatience la réponse promise. Près de trois  semaines plus tard, nous attendions toujours et donc, nous lui avons à  nouveau écrit :
"Je suis sûr que vous êtes particulièrement débordé mais  j’apprécierais que vous répondiez sur les points évoqués initialement  le 4 juin. Je serais également intéressé de savoir quels sont vos  arguments concernant ces nombreuses "hypothèses erronées" que nous avons  émises sur notre mail. Cela permettrait un débat public utile aussi  bien pour les lecteurs de Media Lens que de ceux de l’Independent". (9)
Depuis, c’est silence radio. Plus de six semaines après  notre envoi initial à Donald Macintyre de l’Independent, nous attendons  toujours sa réponse. Peut-être que c’est vrai qu’il a trop de travail  pour répondre. Ou peut-être bien qu’il préfère que son propre  journalisme et ses opinions sur le journalisme ne soient pas débattus  sur la place publique. Lui seul le sait. Mais le public mérite mieux.  Notamment parce que le journalisme partial, à la botte des puissants,  permet d’occulter les politiques violentes et oppressives de l’occident  au Moyen-Orient.  [1]
[1] NB : les liens dans le texte sont en anglais
Notes :
(1) Donald Macintyre, ‘Tony Blair : Former PM urges Israel to ease Gaza blockade,’ Independent, June 4, 2010.
(2) Chomsky, ‘The Crimes of “Intcom”,’ Foreign Policy, September 2002.
(3) Levy, ‘An excellent meeting,’ Haaretz, July 8, 2010.
(4) Donald Macintyre, ‘Tony Blair : Former PM urges Israel to ease Gaza blockade,’ Independent, June 4, 2010.
(5) Noam Chomsky interviewed by Netta Ahituv, Ha-ir (“City”) Magazine (Tel Aviv edition), June 25, 2010.
(6) Noam Chomsky, ‘ “Exterminate all the brutes“ : Gaza 2009, 20 January, 2010.
version française : "Exterminez toutes les brutes" : Gaza 2009 http://www.legrandsoir.info/Extermi...
(7) Media Lens, ‘The BBC, Impartiality and the Hidden Logic of Massacre,’ 4 February, 2010.
(8) Email, June 9, 2010.
(9) Email, June 28, 2010.
“Peace Envoy” Blair Gets an Easy Ride in the Independent
Traduction et notes : http://blog.emceebeulogue.fr/
Media Lens est un observatoire des medias britannique  (un peu comme Acrimed ici) dirigé par David Edwards et David Cromwell.  Le premier livre de Media Lens s’intitule : "Guardians of Power : The  Myth Of The Liberal Media" (Les gardiens du pouvoir : le mythe des  médias de gauche").
publié par le Grand Soir