Uri Avnery – 19 juin 2010
NUIT. OBSCURITÉ totale. Pluie battante.  Visibilité quasi nulle. Et soudain – un éclair. Pendant une fraction de  seconde, le paysage s’illumine. Pendant cette fraction de seconde, notre  environnement devient visible. Il n’est plus comme il était avant.  L’ACTION de notre gouvernement contre la flottille d’aide pour Gaza fut  un éclair de ce genre.
Les Israéliens vivent  normalement dans l’obscurité quand il est question de leur perception du  monde. Mais pendant cet instant, notre environnement devint visible, et  il apparut effrayant. Puis l’obscurité retomba sur nous, Israël  retourna dans sa bulle, le monde disparut de notre champ de vision.
Cette fraction de seconde a suffi pour révéler un  panorama lugubre. Sur presque tous les fronts, la situation de l’État  d’Israël a empiré depuis le dernier éclair.
La flottille et l’attaque qu’elle a subie n’ont pas créé  ce paysage. Il est là depuis la constitution de notre gouvernement  actuel. Mais ce n’est même pas à ce moment-là qu’a commencé la  dégradation. Elle a commencé bien plus tôt.
L’action d’Ehoud Barak et Cie n’a fait que mettre en  évidence la situation telle qu’elle est aujourd’hui, et lui a encore  donné une nouvelle impulsion dans la mauvaise direction.
À quoi ressemble le nouveau paysage à la lumière du  barak de Barak (“barak” signifie éclair en hébreu.)
EN TÊTE DE LISTE on trouve un fait que personne ne  semble avoir encore remarqué jusqu’à présent : la mort de l’Holocauste.
Dans tout le tumulte que cette affaire a causé dans le  monde entier, l’Holocauste n’a même pas été évoqué. Il est vrai qu’en  Israël il s’est trouvé des gens pour qualifier Recep Tayyip Erdogan de  “nouvel Hitler” et quelques uns de ceux qui haïssent Israël ont parlé de  l’“attaque nazie”, mais l’Holocauste a pratiquement disparu.
Pendant deux générations, notre politique étrangère a  fait de l’Holocauste son principal instrument. La mauvaise conscience du  monde déterminait son attitude à l’égard d’Israël. Les sentiments de  culpabilité (fondés) – soit pour des atrocités commises soit pour en  avoir détourné les yeux – ont conduit l’Europe et l’Amérique à traiter  Israël autrement que toute autre nation – depuis l’armement nucléaire  jusqu’aux colonies. Toute critique des actions de notre gouvernement  était automatiquement qualifiée d’antisémitisme et réduite au silence.
Mais le temps fait son œuvre. De nouvelles tragédies ont  émoussé la sensibilité du monde. Pour une nouvelle génération,  l’Holocauste est l’affaire d’un passé lointain, un chapitre d’histoire.  Le sentiment de culpabilité a disparu dans tous les pays, à l’exception  de l’Allemagne.
L’opinion publique israélienne ne s’est pas rendu compte  de cela, parce qu’en Israël-même la Shoah est vivante et présente. De  nombreux Israéliens sont les enfants ou les petits-enfants de survivants  de l’Holocauste, et l’Holocauste a imprégné leur enfance. Bien plus, un  énorme dispositif garantit que l’Holocauste ne disparaîtra pas de notre  mémoire, depuis l’école maternelle jusqu’aux voyages “là-bas”, en  passant par les célébrations et les journées de la mémoire.
En conséquence, l’opinion publique israélienne est  choquée de voir que l’Holocauste a perdu son pouvoir en tant  qu’instrument politique. Notre arme la plus précieuse s’est émoussée.
LE PILIER CENTRAL de notre politique est notre alliance  avec les États-Unis. Pour reprendre une phrase chère à Benjamin  Nétanyahou (dans un autre contexte) : c’est “le roc de notre existence”.
Pendant de nombreuses années, cette alliance nous a mis à  l’abri de tout problème. Nous savions que nous pouvions toujours  obtenir des États-Unis tout ce dont nous avions besoin : des armes de la  dernière génération pour conserver notre supériorité sur toutes les  armées arabes réunies, des munitions en temps de guerre, de l’argent  pour notre économie, le véto opposé à toutes les résolutions contre nous  du Conseil de Sécurité des Nations unies, le soutien automatique de  toutes les actions de nos gouvernements successifs. Tout pays  d’importance faible ou moyenne savait que pour avoir accès aux palais de  Washington il fallait graisser la patte au portier israélien.
Mais au cours de l’année dernière, des fissures sont  apparues dans ce pilier. Pas les petites éraflures ou les éclats  superficiels dus à l’usure mais des fissures provoquées par des  mouvements du sol. L’aversion qu’ont l’un pour l’autre Barack Obama et  Benjamin Nétanyahou n’est qu’un symptôme d’un problème beaucoup plus  profond.
Le chef de Mossad a déclaré à la Knesset la semaine  dernière : “Pour les États-Unis, non avons cessé d’être un atout pour  devenir un fardeau.”
Ce fait a été exprimé en termes incisifs par le général  David Petraeus, lorsqu’il a déclaré que la poursuite du conflit  israélo-palestinien mettait en danger la vie des soldats américains en  Irak et en Afghanistan. Les messages apaisants qui ont suivi n’ont pas  atténué l’importance de cette mise en garde. (Lorsque Petraeus s’est  évanoui cette semaine au cours d’une audition au sénat, il s’est trouvé  des Juifs religieux pour y voir une punition divine.)
C’EST non seulement la relation israélo-américaine qui a  subi un changement fatal, mais la position des États-Unis eux-mêmes qui  est en train d’évoluer dans le mauvais sens, un véritable signe de  mauvais augure pour l’avenir de la politique israélienne.
Le monde est en train de changer, lentement mais  sûrement. Les États-Unis sont encore de très loin le pays le plus  puissant, mais ils ne sont plus la superpuissance omnipotente qu’elle  était depuis 1989. La Chine bande ses muscles, des pays comme l’Inde et  le Brésil deviennent plus forts, des pays comme la Turquie – oui, la  Turquie ! – commencent à jouer un rôle.
Il ne s’agit pas là d’une affaire d’un an ou deux, mais  quiconque réfléchit à l’avenir d’Israël à échéance de dix, vingt ans  doit comprendre qu’à moins d’un changement fondamental dans notre  position, notre position, elle-aussi, va s’affaiblir.
SI NOTRE alliance avec les États-Unis est un pilier  central de la politique israélienne, le soutien de la grande majorité de  la communauté juive mondiale en est le second.
Pendant 62 ans nous pouvions compter sur ce soutien les  yeux fermés. Quoi que nous fassions, presque tous les Juifs du monde se  mettaient au garde-à-vous et saluaient. Dans le feu et dans l’eau, dans  la victoire ou la défaite, au cours des chapitres glorieux ou sombres,  les Juifs du monde nous apportaient leur soutien et nous donnaient de  l’argent, manifestaient, exerçant des pressions sur leurs gouvernements.  Sans poser de question, sans esprit critique.
Plus maintenant. Tranquillement, presque  silencieusement, des fissures sont également apparues dans ce pilier.  Les sondages d’opinion montrent que la plupart des jeunes Juifs  américains sont en train de se détourner d’Israël. Ils ne sont pas en  train de transférer leur loyalisme de l’establishment israélien vers le  camp progressiste israélien, mais ils sont en train de se détourner  d’Israël dans son ensemble.
Cela ne va pas se ressentir immédiatement non plus.  L’AIPAC continue à semer la peur dans les cœurs Washingtoniens, le  congrès va continuer à faire ses quatre volontés. Mais lorsque la  nouvelle génération arrivera à des postes clefs, le soutien à Israël se  réduira, les politiciens américains cesseront de se mettre à plat ventre  et l’administration des États-Unis modifiera progressivement ses  relations avec nous.
DANS NOTRE voisinage immédiat aussi de profonds  changements se préparent, dont certains n’apparaissent pas encore.  L’incident de la flottille les a révélés.
L’influence de nos alliés ne cesse de se réduire. Ils  sont en train de perdre de leur importance, et une ancienne-nouvelle  puissance est en train de monter : la Turquie.
Hosni Moubarak est tout occupé par ses efforts pour  transmettre le pouvoir à son fils Gamal. L’opposition islamique en  Égypte est en train de relever la tête. L’argent saoudien est surpassé  par le nouvel attrait de la Turquie. Le roi de Jordanie est contraint de  s’adapter. L’axe Turquie-Iran-Syrie-Hezbollah-Hamas est la puissance  montante, l’axe Égypte-Arabie Saoudite-Jordanie-Fatah est sur le déclin.
MAIS LE changement le plus important est celui qui se  produit dans l’opinion publique internationale. Toute attitude de  dérision à son égard fait penser à l’un des fameux ricanements de  Staline (“Le pape, combien de divisions ?”)
Récemment, une chaine de télévision israélienne a  diffusé un film fascinant sur les femmes volontaires allemandes et  scandinaves qui affluaient en Israël dans les années 50 et 60 pour vivre  et travailler (et quelquefois se marier) dans les kibboutz. Israël  apparaissait alors comme une petite nation courageuse entourée d’ennemis  haineux, un État surgi des cendres de l’Holocauste pour devenir un  havre de liberté, d’égalité et de démocratie, trouvant son expression la  plus sublime dans cette création unique, les kibboutz.
La génération actuelle de jeunes aux idées généreuses du  monde entier, garçons et filles, qui autrefois se seraient portés  volontaires pour les kibboutz, se trouve aujourd’hui sur les ponts des  navires qui font route vers Gaza opprimée, étouffée et affamée, ce qui  touche le cœur de nombreux jeunes gens. Le David israélien pionnier est  devenu un Goliath israélien brutal.
Même un génie manœuvrier ne pourrait changer cela.  Depuis des années maintenant le monde voit tous les jours l’État  d’Israël sur les écrans de télévision et à la une des journaux sous la  forme de soldats lourdement armés faisant feu sur des enfants qui  lancent des pierres, des canons tirant des obus au phosphore sur des  quartiers résidentiels, des hélicoptères se livrant à des “éliminations  ciblées”, et maintenant des pirates attaquant des navires civils dans  les eaux internationales. Des femmes terrorisées avec des bébés blessés  dans les bras, des hommes aux membres amputés, des maisons démolies.  Lorsque l’on voit une centaine d’images comme celles-là pour chaque  image qui montre un autre Israël, Israël devient un monstre. C’est  d’autant plus vrai depuis que la machine à propagande israélienne  réussit à éliminer toutes les informations relatives au camp de la paix  israélien.
IL Y A bien longtemps, lorsque je voulais railler la  forte propension de nos dirigeants à recourir à la force, je  paraphrasais un dicton qui exprime beaucoup de la sagesse juive : “si la  force ne marche pas, fais appel à la réflexion.” Pour montrer combien  nous, les Israéliens, sommes différents des Juifs, j’en modifiais les  termes : “Si la force ne marche pas, emploie encore plus de force.”
Je considérais cela comme une plaisanterie. Mais, comme  cela se produit pour beaucoup de plaisanteries dans notre pays, c’est  devenu la réalité. C’est maintenant le credo de beaucoup d’Israéliens  primitifs, avec à leur tête Ehoud Barak.
En pratique, la sécurité de l’État dépend de nombreux  facteurs, et la force militaire n’est que l’un d’entre eux. Sur le long  terme, l’opinion publique mondiale est plus forte. Le pape dispose de  beaucoup de divisions.
À bien des égards, Israël est encore un pays fort. Mais,  comme l’a montré l’éclairage soudain sur l’affaire de la flottille, le  temps ne travaille pas pour nous. Nous devrions approfondir nos racines  dans le monde et dans la région – ce qui veut dire faire la paix avec  nos voisins – pendant que nous disposons encore de notre force actuelle.
Si la force ne marche pas, davantage de force ne  marchera pas nécessairement non plus.
Si la force ne marche pas, la force ne marche pas.  Point.
Article écrit en hébreu et en anglais le 19 juin  2010. Publié sur le site de Gush Shalom. Traduit de l’anglais "A  Flash of Lightning" pour l’AFPS : FL/PHL