Sous       l’impulsion du parti islamo-conservateur de l’AKP, le       gouvernement de Recep Tayyip Erdogan s’emploie à étendre son       influence, aussi bien politique qu’économique, chez ses       voisins arabes. 
            Istanbul, Par Hicham Mourad —
            
Une       fois de plus, la Turquie démontre le dynamisme de sa       politique arabe. Aussi bien sur le plan politique       qu’économique, Ankara a fait preuve de vision claire et de       pugnacité, lors de la tenue à Istanbul, du 9 au 11 juin, du       Forum de coopération arabo-turc, aux niveaux des ministres       des Affaires étrangères, de l’Economie et des Finances.      
      Au       niveau politique, les chefs de la diplomatie des pays arabes       et de la Turquie, qui se réunissent pour la troisième fois,       ont souligné une convergence de vues renforcée par la       récente agression israélienne contre la flottille de la paix       le 31 mai, où neuf Turcs ont péri. Insistant sur la       nécessité de mener une enquête internationale indépendante       sur ce drame, les ministres ont réclamé à nouveau la levée       du blocus contre la bande de Gaza, imposé par Israël depuis       2006, et l’établissement d’un Etat palestinien indépendant       aux frontières de juin 1967, avec Jérusalem-Est pour       capitale. 
      Au       niveau économique, la dynamique de la coopération       turco-arabe était plus visible, car outre la participation       des représentants gouvernementaux, plus de 600 chefs       d’entreprise des deux bords étaient présents pour discuter       des moyens de renforcer une coopération qui n’a cessé       d’augmenter au fil des dernières années : de 13 milliards de       dollars en 2004, le volume des échanges commerciaux entre la       Turquie et les pays arabes a grimpé à 37 milliards en 2008,       avant de retomber à 29 milliards en 2009, en raison de la       crise économique mondiale. 
      Lors de       l’inauguration du Forum économique, le cinquième du genre,       le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a invité les       hommes d’affaires arabes à investir davantage en Turquie       (les investissements arabes directs en Turquie sont de 8       milliards de dollars), en vantant une économie en pleine       expansion, dont le taux de croissance annuel dépasse les 6       %. Selon les prévisions de l’Organisation du Commerce et du       Développement Economique (OCDE), la Turquie devrait       connaître la plus rapide croissance parmi les membres de       l’organisation, pendant la période 2011-2017. Le       gouvernement du parti islamo-conservateur de la justice et       de développement (AKP) ambitionne à faire entrer la Turquie       dans le club des dix premières puissances économiques       mondiales en l’an 2023. 
      Le Forum       arabo-turc était aussi l’occasion de renforcer le       rapprochement économique entre les deux parties. Ainsi, un       accord de libre-échange et de suppression de visas a été       conclu entre Ankara et la Syrie, le Liban et la Jordanie.       Les signataires ont invité les autres Etats arabes à les       rejoindre. En fait, cet accord regroupe et étend à toutes       les parties différents protocoles bilatéraux déjà existants.       La Turquie avait déjà passé des accords bilatéraux       supprimant les visas avec les trois pays concernés, et des       accords de libre-échange avec la Syrie et la Jordanie.       D’autres accords bilatéraux de libre-échange existent entre       la Turquie et l’Egypte, le Maroc, la Tunisie et la       Palestine. Et des accords de suppression de visas entre la       Turquie et la Libye, le Maroc et la Tunisie. 
      Pour la       Turquie, la présence dans le monde arabe ouvre au commerce       du pays des marchés énormes dans le cadre d’une percée       stratégique au Moyen-Orient et en Afrique, alors que pour       les pays arabes, l’ouverture sur le marché turc pourrait       être un prélude à la conquête des pays turcophones voisins       et de l’Europe, dans la perspective d’une éventuelle       adhésion d’Ankara à l’UE. 
      Une       implication dans la région
      Le       message turc est clair et le Forum de coopération n’a fait       que le confirmer : la Turquie, depuis l’arrivée au pouvoir       en 2002 de l’AKP, veut jouer un rôle majeur dans le monde       arabe et au Moyen-Orient, à travers une implication plus       prononcée et plus vigoureuse dans les conflits de la région.       Ankara veut ainsi retrouver le poids qu’elle estime le sien       sur la scène arabe et proche-orientale, aussi bien sur les       plans politique qu’économique. A cette fin, la Turquie veut       bâtir sur l’image positive qu’elle a acquise depuis 2002.       Déjà populaire pour s’être fait le champion de la cause       palestinienne en dépit de ses relations avec Israël, le       premier ministre turc a encore amélioré son image dans le       monde arabe en exigeant qu’Israël soit « puni » pour son       opération de piraterie en haute mer contre les humanitaires       de la flottille de la paix. 
      M.       Erdogan ne tarit pas de critiques contre l’Etat hébreu       depuis l’attaque dévastatrice de l’armée israélienne contre       la bande de Gaza en décembre 2008-janvier 2009, et encore       plus depuis l’assaut du commando israélien contre les       navires de la flottille de la paix transportant des       centaines de militants pro-palestiniens, pour la plupart des       Turcs. En fait, la Turquie a réalisé que la question       palestinienne était la meilleure porte d’entrée pour jouer       un rôle important dans le monde arabe. Le gouvernement de M.       Erdogan se doit également d’accompagner son opinion publique,       dans le soutien à la cause palestinienne, à moins d’un an       d’élections législatives. 
      M.       Erdogan avait séduit les médias arabes l’an dernier en       claquant la porte du Forum de Davos après avoir été empêché       de poursuivre, en présence du président israélien Shimon       Pérès, une violente diatribe contre l’attaque destructrice       de l’armée israélienne contre la bande de Gaza. La crise       entre la Turquie et l’Etat juif, qui s’est exacerbée ces       derniers jours, conforte le point de vue des analystes       arabes qui considèrent qu’Ankara entend se positionner en       puissance incontournable face à Israël et l’Iran dans une       région où les pays arabes se distinguent par leur faiblesse.       Malgré la détérioration récente des rapports avec Tel-Aviv,       la Turquie n’envisage toutefois pas de geler ses relations       avec Israël pour ne pas déplaire à l’Europe et aux       Etats-Unis qui demeurent ses alliés. Mais parallèlement,       elle essaie de redorer son blason dans l’opinion arabe.       C’est dans ce but qu’elle a clairement dénoncé l’agression       israélienne sur Gaza, fin 2008-début 2009, et qu’elle a       organisé de nombreux convois d’aide au peuple palestinien.
      Pour la       Turquie, également admirée par les populations arabes pour       sa démocratie et son économie plus solides que dans la       plupart de leurs propres pays, cette bonne image est un       atout dans ses efforts pour retrouver une influence       régionale un siècle après la chute de l’Empire ottoman.       Alors que les perspectives de son adhésion à l’Union       Européenne (UE) s’enlisent, Ankara a entrepris d’approfondir       ses liens avec ses principaux voisins musulmans. Le       gouvernement de M. Erdogan semble vouloir faire revivre des       relations fondées sur l’islam comme héritage commun entre       les pays arabes et la Turquie. La diplomatie turque du       gouvernement de l’AKP se dégage ainsi de son alignement       systématique sur l’Ouest, sans toutefois tourner le dos aux       Occidentaux. Le peu d’avancées dans les négociations pour       une adhésion à l’UE n’est pas étranger à cette attitude. La       Turquie d’Erdogan se libère d’une politique étrangère qui       était encadrée par l’Etat et une doctrine presque militaire       héritée du Kemalisme. 
      Au-delà       de la rhétorique, il s’agit d’un changement de cap : la       Turquie, déçue par l’opposition de l’Allemagne et de la       France à son intégration dans l’UE — et l’adhésion de Chypre       en 2004 — marque son retour vers une politique       multidirectionnelle, de plus en plus attentive au monde       musulman voisin, des Balkans au Moyen-Orient, l’ancienne       étendue de l’Empire ottoman. L’attitude sévère à l’égard       d’Israël a élargi sa marge de manœuvre dans l’espace       musulman. 
      La       nouvelle conception que se fait le parti islamique modéré de       l’AKP, qualifiée de néo-ottomane, est le fait du ministre       des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, un académicien       devenu stratège du parti. Elle résulte de la révolte envers       ce qu’il estime être le déclin de la Turquie au XXe siècle.       Dans sa vision, la Turquie devrait profiter de la fin de la       guerre froide et de l’opposition Est-Ouest, de son profil       culturel et politique — un Etat musulman démocratique — et       surtout de sa position géostratégique unique — un pont entre       les mondes occidental et islamique. La politique étrangère       turque depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP est ainsi       marquée par une dualité que le ministre des Affaires       étrangères justifie en affirmant que « la Turquie est       européenne en Europe et orientale en Orient, car elle est       les deux à la fois ». C’est la raison pour laquelle la       Turquie tente de maintenir un équilibre entre son       appartenance islamique et le respect des institutions       laïques. 
      Mais les       pays arabes ne sont pas tous enthousiastes à l’idée que       l’héritière de l’Empire ottoman joue un rôle aussi pénétrant.       Si la plupart d’entre eux trouve son compte dans un       renforcement économique des rapports bilatéraux, les       puissances régionales arabes, comme l’Egypte ou l’Arabie       saoudite, ne veulent pas donner une carte blanche à Ankara       sur le plan diplomatique et préfèrent juger de l’action       turque ou apporter leur caution à sa politique au cas par       cas. L’essentiel pour elles est que l’action turque n’entre       pas en contradiction avec leur propre politique ou en       compétition avec leur propre influence dans la région.