Ramzy Baroud - The Palestine  Chronicle
          Rien ne pouvait expliquer à un enfant de Gaza de six ans  pourquoi ses héros avaient été assassinés ou kidnappés, simplement pour  avoir essayé de traverser la ligne d’horizon.         
Quand on annonça que les bateaux  avaient été attaqués et que beaucoup de militants avaient été tués ou  blessés, le petit garçon de six ans en moi fut anéanti. 
J’ai grandi au bord de la mer de Gaza. Quand j’étais enfant, je ne comprenais pas vraiment pourquoi cette immense étendue d’eau qui promettait une liberté infinie, était aussi la frontière d’un territoire minuscule et surpeuplé, un territoire perpétuellement détenu comme otage malgré le caractère irréductible de ses habitants.
Tout petit, je faisais avec ma famille le court trajet  qui menait de notre camp de réfugiés à la plage. Nous avions une  charrette branlante tirée par un âne tout aussi mal en point. Quand nos  pieds touchaient le sable nous nous mettions à pousser des cris  étourdissants. Avec nos petits pieds nous courions plus vite que des  champions olympiques et pendant quelques heures tous nos soucis  s’évanouissaient. Ici il n’y avait plus d’occupation, plus de prison,  plus de réfugiés. Tout sentait le sel et la pastèque, tout en avait le  goût. Ma mère s’asseyait sur une couverture à carreaux toute déchirée  pour qu’elle ne soit pas emportée par les vents violents et elle riait  en voyant mon père appeler frénétiquement ses fils pour qu’ils n’aillent  pas dans l’eau trop profonde.
Je mettais la tête sous l’eau et j’écoutais le murmure  envoûtant de la mer. Puis je sortais de l’eau, et je restais là à  contempler l’horizon.
Quand j’avais cinq ou six ans, je croyais que juste  derrière l’horizon il y avait un pays qui s’appelait l’Australie. Les  gens là-bas étaient libres et allaient où ils voulaient. Il n’y avait ni  soldats, ni tireurs d’élite, ni armes à feu. Les Australiens, je ne  sais pourquoi, nous aimaient beaucoup et un jour ils viendraient nous  voir. Quand j’en parlais à mes frères ils n’étaient pas convaincus.  Malgré cela mon fantasme se développa et la liste des pays qui se  trouvaient juste derrière l’horizon s’allongea. L’un d’entre eux était  l’Amérique où les gens parlent une drôle de langue, un autre la France  où on ne mange que du fromage.
Je fouillais les débris sur la plage pour trouver des  "preuves" du monde qui existait derrière l’horizon. Je cherchais des  bouteilles avec des inscriptions étrangères, des boites de conserve, des  plastiques sales provenant des bateaux lointains et que la mer avait  déposés sur le rivage. J’étais enchanté quand les inscriptions étaient  en arabique. Je tenais à les lire moi-même. On me parla de l’Arabie  Saoudite, de l’Algérie, du Maroc. Les gens qui y habitaient étaient  arabes aussi et musulmans et priaient cinq fois par jour. Je n’en  revenais pas. La mer était apparemment plus mystérieuse que je ne  l’avais jamais imaginé.
Avant le premier soulèvement de 1987, la plage de Gaza  fut déclarée hors limites et fut transformée en zone militaire fermée.  Les pêcheurs pouvaient encore pêcher mais seulement à quelques milles  nautiques. Nous avions le droit de pique-niquer et de nager mais pas  après 18 h. Puis un jour les jeeps de l’armée israélienne dévalèrent la  route pavée en soulevant des gerbes d’eau et séparèrent le camps de  réfugiés de la plage. Ils exigèrent l’évacuation immédiate en nous  menaçant de leurs armes. Mes parents hurlant de peur nous rassemblèrent  en toute hâte et nous ramenèrent au camp dans nos maillots de bain.
Un jour, aux informations de la télévision israélienne,  ils annoncèrent que la marine israélienne avait intercepté des  terroristes palestiniens sur des canots pneumatiques qui faisaient route  vers Israël. Ils furent tous tués et capturés, sauf une embarcation qui  s’était probablement dirigée vers Gaza. Cela me bouleversa  terriblement, surtout quand je vis des images des Palestiniens capturés à  la TV israélienne. Ils tiraient les corps de leur camarades  palestiniens morts entourés de triomphantes troupes israéliennes en  armes.
J’essayais de convaincre mon père d’aller à la plage  pour y attendre les autres Palestiniens. Il sourit avec compassion et ne  dit rien. Aux nouvelles on annonça plus tard que le bateau s’était  peut-être perdu en mer ou avait coulé. Je ne perdais pourtant pas  espoir. Je suppliais ma mère de préparer son thé spécial à la sauge et  de garder quelques toasts au fromage. J’attendis jusqu’au soir, dans  notre camp de réfugiés, les "terroristes" perdus en mer. S’ils  réussissaient à s’échapper je voulais qu’ils trouvent quelque chose à  manger en arrivant, mais ils n’arrivèrent jamais.
Après cet incident, des bateaux commencèrent à  apparaître à l’horizon. C’était la marine israélienne. La pauvre mer de  Gaza était devenue une zone dangereuse où tout pouvait arriver. J’allais  donc plus souvent à la plage. Même en grandissant et même pendant les  couvre-feux décrétés par les Israéliens, je montais sur le toit de notre  maison et je regardais l’horizon. Il y avait sûrement quelque part des  bateaux qui faisaient route sur Gaza. Plus la vie devenait dure, plus ma  foi grandissait.
Aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, je me  trouve devant une mer étrangère, bien loin de chez moi, bien loin de  Gaza. Je suis ici et je pense à tous ceux là-bas qui attendent l’arrivée  des bateaux. Cette fois-ci c’est vrai. J’écoute les nouvelles avec tout  à la fois la conscience circonspecte d’une adulte et l’excitation et la  légèreté de mes six ans. J’imagine la Flottille de la Liberté chargée  de nourriture, de médicaments et de jouets, juste derrière l’horizon,  qui est en train de changer mon rêve en réalité. ce rêve que tous les  pays dont mes frères ne croyaient pas à l’existence, existaient en fait,  et que les 700 militants et les cinq navires les représentaient. Ils  symbolisaient l’humanité et se souciaient de nous. Je m’imaginais les  petits enfants préparant un festin de thé à la sauge, de toasts et de  fromage pour accueillir leurs sauveurs.
Quand, aux informations, on annonça que les bateaux  avaient été attaqués juste avant de traverser la ligne d’horizon de  Gaza, et que beaucoup de militants avaient été tués ou blessés, le petit  garçon de six ans en moi fut anéanti. Je pleurais. Je perdis l’usage de  la parole. Aucune analyse politique ne suffisait. Aucun communiqué des  informations ne pouvait expliquer à un enfant de Gaza de six ans  pourquoi ses héros furent assassinés ou kidnappés, simplement pour avoir  essayé de traverser la ligne d’horizon.
Mais malgré la douleur qui est trop profonde en ce  moment, malgré les vies si injustement anéanties, malgré les larmes  versées dans le monde entier pour la Flottille, je sais que mon rêve  n’était pas seulement un fantasme enfantin et que des gens d’Australie,  de France, de Turquie, du Maroc, d’Algérie, des USA, et de beaucoup  d’autres pays, sont venus sur des bateaux chargés de cadeaux offerts par  des personnes qui, je ne sais pourquoi, nous aiment.
J’ai hâte d’aller en bateau à Gaza pour dire à mes  frères : "je vous l’avais bien dit".