Maxime Perez - Jeune Afrique
          Afin d’empêcher toute division future, des organisations de  colons juifs se sont engagées dans une lutte sans merci pour le contrôle  des quartiers arabes de la Ville sainte. Silwan et Cheikh Jarrah  cristallisent tous les enjeux.         
Quartier arabe de Silwan, à  Jérusalem-Est. Quartier arabe de Silwan, à Jérusalem-Est.
Dan Balilty/AP/SIPA
L’air remonté, un Palestinien jaillit brusquement sur  son perron et interpelle un groupe de touristes  : « N’écoutez  pas ses salades, c’est un menteur  ! » Le guide, interrompu en  pleine explication, ne se démonte pas. « Je dis la  vérité, c’est ça qui te dérange », réplique-t-il, en arrangeant la  kippa qu’il porte sur la tête. La discussion entre les deux hommes  s’emballe, le ton monte, quand soudain une violente explosion retentit  au loin. Du nuage de fumée qui s’élève au croisement de deux ruelles,  une dizaine de silhouettes surgissent. « Jets de  pierres sur un véhicule israélien », alerte la voix grésillante  d’un talkie-walkie. La police est intervenue en tirant une grenade  assourdissante en direction des assaillants, des jeunes. Si le calme  revient aussitôt, le groupe de touristes n’est pas rassuré et choisit de  ne pas s’attarder. Scène de vie ordinaire à Silwan, où l’atmosphère  délétère tranche littéralement avec l’apparente quiétude de ce village  jalonnant les flancs d’une vallée chargée d’histoire. Situé face aux  murailles de la vieille ville et de la porte des Immondices, Silwan est  l’un des épicentres de la nouvelle bataille de Jérusalem. Ce quartier,  majoritairement peuplé d’Arabes, est un foyer de tensions multiples  entre ses habitants et les autorités israéliennes. Depuis une vingtaine  d’années, diverses organisations religieuses y opèrent activement afin  de renforcer la présence juive. Leur motif  : Silwan se situe sur  l’ancienne Cité du roi David, précisément là où fut bâtie la capitale de  son royaume, il y a près de trois mille ans.
Mainmise progressive
À l’entrée de Silwan se trouve un parc abritant les  ruines de l’ancienne cité biblique, Ir David. « Bienvenue  à l’endroit où tout a commencé », mentionne la brochure mise à la  disposition des visiteurs. Chaque semaine, des milliers d’écoliers  israéliens et de touristes affluent sur ce site pour explorer le puits  de Warren, le tunnel d’Ézéchias ou encore la piscine de Siloé. Ces  vestiges de l’Antiquité servent avant tout d’outils de revendication  politique. Ainsi, le circuit proposé se conclut par la projection d’un  film glorifiant la renaissance de la vie juive à Jérusalem. À l’inverse,  toute référence à une culture arabe est soigneusement omise, comme le  Dôme du Rocher, qui n’apparaît pas dans l’animation en 3D.
Cet oubli ne doit rien au hasard. Ir David est géré par  Elad, une association de colons qui s’est implantée à Silwan au début  des années 1990. Après s’être vu confier la responsabilité du parc  archéologique, cette organisation s’est progressivement emparée de  maisons arabes en utilisant la loi controversée sur la propriété des  absents, qui autorise la saisie de biens abandonnés par les réfugiés  palestiniens en 1948, au moment de la création de l’État hébreu. « La moitié du quartier est entre les mains d’Elad. Leur  stratégie est claire  : ils cherchent à rendre impossible tout partage  de Jérusalem », estime Orly, de l’ONG israélienne Ir Amim, « la  ville des peuples ».
Cette mainmise s’accompagne de fouilles archéologiques  souterraines, dont l’une vise à l’aménagement d’un tunnel qui doit  relier le quartier au Mur des lamentations, distant d’à peine 500  mètres. Effectués en catimini, ces travaux menacent d’effondrement  plusieurs maisons palestiniennes. « Un jour, on a  découvert d’importantes fissures sur la route principale du village et  sur des bâtiments, raconte Jawad Siam, qui dirige le centre  d’information de Silwan. Personne n’a daigné nous prévenir. C’est à ce  moment-là que notre lutte a pris de l’ampleur. » Pétitions, tente de  protestation et recours devant la justice ont fini par donner raison  aux habitants. Les fouilles ont été interrompues il y a deux ans, sur  ordre de la Cour suprême.
Radicalisation des jeunes
Une bataille de gagnée, mais pas la guerre. L’enjeu  s’est désormais déplacé à Al-Bustan, au creux de la vallée de Kidron. En  2005, la municipalité de Jérusalem a annoncé vouloir restaurer le  « jardin du roi », jadis lieu d’inspiration pour David, qui y aurait  écrit ses psaumes. Approuvé par Nir Barkat, le maire de la ville, ce  plan doit entraîner la démolition de 89 habitations palestiniennes,  toutes déclarées illégales. Les 1 500 personnes menacées d’expulsion  auraient reçu l’assurance des autorités d’être relogées à Beit Hanina, à  mi-chemin entre Jérusalem et Ramallah.
« On nous a déjà envoyé un ordre  d’évacuation », déclare Fakhri Abou Diab, qui dirige le comité de  résistance du quartier. Ce père de cinq enfants est pourtant résolu à ne  pas quitter sa terre. « On attend les bulldozers depuis  le 21 mars. Mais, pour moi, pas question de bouger. Je préfère me faire  ensevelir vivant sous les décombres. » En désignant un groupe  d’adolescents palestiniens assis à quelques mètres de lui, il ajoute  :  « Je le vois bien, les jeunes se radicalisent. Si on  détruit leur maison, ils se vengeront. Il y aura une nouvelle Intifada. »  Les résidents d’Al-Bustan prétendent que la plupart des habitations  existaient bien avant 1948. « La mienne date de 1870,  s’offusque Hassan, 65 ans. Ce sont les Ottomans qui l’ont construite,  et, à l’époque, il n’y avait pas un Juif ici. »
Daniel Loria n’est pas de cet avis. « Jetez  un coup d’œil, où voyez-vous une maison  ? » demande-t-il en  brandissant une photo aérienne prise en 1951 et sur laquelle une immense  tache noire apparaît à l’emplacement d’Al-Bustan. Loria est l’un des  dirigeants d’Ateret Cohanim, un groupe qui s’est donné pour mission  d’installer le plus de familles juives possible dans la partie orientale  de Jérusalem. À Silwan, cette organisation est passée maître dans  l’expropriation de maisons palestiniennes. « Les  investissements viennent de particuliers. Nous, on sert juste  d’intermédiaires entre des Juifs qui veulent acheter et des Arabes qui  veulent vendre », se défend Daniel Loria. En réalité, cette pratique  n’est pas toujours légale. Ces dernières années, combinant harcèlement  juridique, falsification de documents et utilisation d’hommes de paille  pour faciliter des transactions immobilières, Ateret Cohanim a pris  possession de dizaines d’habitations en plein cœur de Silwan.
Beit Yonatan incarne certainement à lui seul toute la  complexité de cette entreprise. Recouvert d’une immense bannière bleu et  blanc - les couleurs d’Israël -, ce bâtiment de cinq étages a été  construit sur les hauteurs du village par Mohamed Maraji, un Palestinien  qui travaillait il y a dix ans pour Ateret Cohanim. Moyennant finance,  il a favorisé l’arrivée de colons, ce qui lui vaut d’être aujourd’hui  menacé de mort. Mais Beit Yonatan a été bâti sans permis. En février  2007, la Cour suprême a ordonné l’évacuation immédiate de cet immeuble.  Mais, depuis trois ans, la mairie de Jérusalem refuse de se plier à  cette injonction, estimant que deux cents autres maisons illégales  devaient au préalable subir le même sort.
En attendant, Beit Yonatan adopte des allures de  forteresse assiégée. « Chaque jour, on nous attaque avec  des pierres et des cocktails Molotov, affirme Nava, une Israélienne qui  a emménagé dans le bâtiment il y a deux ans. On n’a pas le droit de  sortir sans escorte. Parfois, on attend de longues heures avant d’avoir  une autorisation. » La sécurité de l’immeuble est assurée par une  société employée par le ministère du Logement. Lourdement armés, les  gardes offrent une présence dissuasive. Au grand dam des Palestiniens de  Silwan.
Nouvelle ligne de front
À Cheikh Jarrah, un autre quartier arabe de  Jérusalem-Est, la présence de colons juifs est tout aussi ostentatoire.  Comme pour marquer le territoire, un drapeau israélien flotte sur  chacune des maisons en leur possession, tandis que des caméras de  surveillance et des grillages électroniques sont là pour signaler toute  intrusion hostile. De temps à autre, lorsqu’une voiture s’arrête pour  déposer femmes et enfants, quelques insultes fusent pour rappeler que  ces nouveaux résidents ne sont pas ici chez eux.
Ces derniers mois, la situation s’est brutalement  détériorée après l’expulsion manu militari, en août 2009, de deux  familles arabes. « Les forces de police sont arrivées à 5  heures du matin, témoigne Nadia Hanoun, la quarantaine, qui s’est  retrouvée dans la rue en quelques minutes. On s’est barricadés à  l’intérieur de notre maison. Du coup, ils ont brisé la porte et nous ont  sortis un par un, poursuit-elle. Au bout d’une heure, des colons sont  arrivés et se sont installés dans notre maison. On a dormi pendant deux  semaines dehors, ma fille est traumatisée. »
Altercation entre un colon et  l’ancienne occupante des lieux à Cheikh Jarra
(LEVINE/SIPA)
Situé à quelques encablures du mont Scopus, Cheikh  Jarrah est l’ultime point de friction entre Israéliens et Palestiniens.  La plupart des maisons ont été construites en 1953 par les Jordaniens,  qui contrôlaient à l’époque le quartier, pour abriter des réfugiés  palestiniens de la guerre de 1948. Mais, depuis les années 1970, une  association séfarade y revendique un droit de propriété, arguant qu’une  importante communauté juive y était établie à la fin du XIXe siècle.
« Ça fait vingt ans qu’on essaie de  prouver que les documents des colons n’ont aucune validité, explique  Hatem Abou Ahmad, l’avocat de plusieurs familles palestiniennes du  quartier. Le problème, c’est que les Jordaniens ne nous ont jamais donné  de titres de propriété, alors qu’ils s’étaient engagés à le faire. »  En 2008, un tribunal israélien a donné raison aux colons, réduisant de  facto les Palestiniens à de simples locataires. Vingt-huit maisons sont  désormais menacées de destruction, même si, dans certains cas, une  bataille juridique est toujours engagée auprès de la Cour suprême.
Une situation irréversible  ?
Sans ressources, plusieurs familles palestiniennes  expulsées ont installé un camp de fortune à même le trottoir, face aux  habitations qu’elles ont été contraintes de quitter. D’autres, en passe  de l’être, ont déjà entassé leurs affaires dans des cartons et  attendent. « Normalement, les familles disposent de  trois mois pour se préparer, précise Rana, une psychologue qui vient en  aide aux habitants du quartier. Mais les colons peuvent débarquer quand  bon leur semble et sous protection de la police. Ils n’ont de  considération pour personne. »
« À Cheikh Jarrah, on a atteint un seuil  critique », affirme Angela, membre du Comité israélien contre les  démolitions de maisons (Icahd). Depuis plusieurs années, elle consacre  la plupart de son temps à alerter l’opinion et les hautes instances  internationales sur la situation à Jérusalem-Est.
« J’ai pris la parole devant des  dizaines de commissions de l’ONU et j’emmène régulièrement des députés  européens sur le terrain afin de les sensibiliser », raconte Angela.  Cette infatigable militante ne lâche jamais son téléphone. En contact  régulier avec les Palestiniens de Cheikh Jarrah, elle se tient prête à  accourir sur les lieux à la moindre rumeur d’évacuation.
Comme Angela, des centaines d’Israéliens manifestent  chaque vendredi à Cheikh Jarrah, appuyés par des pacifistes  internationaux et des députés de la Knesset, arabes ou de gauche.  Souvent, la protestation dégénère en affrontement avec les forces de  l’ordre ou avec des militants de droite. Plusieurs intellectuels  israéliens font également entendre leur voix  : « Au  lieu d’y bâtir un havre de coexistence, notre gouvernement permet aux  colons de faire passer ce quartier pour un nouveau symbole d’agressivité  et d’injustice israéliennes, s’indigne l’historien Zeev Sternhell. Une  fois de plus, cela va accentuer la délégitimation d’Israël. »
Ce sursaut est assurément tardif. À Silwan, Cheikh  Jarrah, Ras al-Amoud et Abou Tor, les organisations de colons ont acheté  ou repris aux Palestiniens des centaines d’habitations et planifient  autant de projets immobiliers. « La victoire est proche,  affirme Daniel Loria, d’Ateret Cohanim. Aujourd’hui, 220 000 Juifs  vivent à l’est de Jérusalem. Une division de la ville est impossible,  même la gauche le sait parfaitement. » Face à cette perspective, qui  compromet sérieusement tout accord de paix, les Palestiniens semblent  résignés. « Tout ça, c’est de la politique, lâche Ziad,  un habitant de Silwan de 48 ans. De toute façon, dans cette partie du  monde, les pierres ont plus d’importance que les hommes. »
                Jérusalem, le 13 mai 2010 - Jeune Afrique