Alain Gresh
Le Monde diplomatique
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 « Les grandes puissances se discréditent » auprès de  l’opinion publique en ignorant l’initiative irano-turco-brésilienne, a  déclaré Ali Akbar Salehi, chef de l’organisation iranienne de l’énergie  atomique (AFP, 19 mai). C’est « un camouflet pour les puissances émergentes », a  insisté pour sa part l’ancien ambassadeur de France à Téhéran François  Nicoullaud, sur RFI, le 19 mai. Pour l’éditorialiste du New  York Times Roger Cohen (« America Moves the Goalposts », 20 mai), « le Brésil et la Turquie représentent le monde émergent  post-occidental. Et il va continuer à émerger. Hillary Clinton devrait  être moins irresponsable en torpillant les efforts de Brasilia et  d’Ankara et en rendant hypocritement hommage à leurs efforts sincères. »  La capacité des Etats-Unis à imposer leur solution, poursuit-il, est  sérieusement érodée.
Tous trois réagissaient au dépôt par les cinq membres  permanents du conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution durcissant  les sanctions contre l’Iran. L’accord tripartite signé à Téhéran n’a pas  fini de soulever des vagues. Son importance ne peut être sous-estimée,  car il signe sans doute la fin de la « communauté internationale »  derrière laquelle les Etats-Unis et l’Union européenne s’abritaient pour  mener leur politique.
Il avait fallu 17 ou 18 heures de négociations à Téhéran  entre les ministres des affaires étrangères du Brésil, de la Turquie et  de l’Iran pour se mettre d’accord sur un texte. Les discussions avaient  été ardues. Le premier ministre turc avait menacé de ne pas se joindre  aux négociateurs et même de rompre le dialogue si la République  islamique ne prenait pas d’engagements précis et ne fixait pas des  échéances pour leur mise en œuvre. Finalement, tout s’est arrangé :  M. Recep Erdogan a fait le déplacement à Téhéran et il a scellé, le 17  mai, son entente avec le président Lula da Silva et Mahmoud Ahmadinejad  sur un texte en dix points qui trace une voie pour résoudre la crise sur  le nucléaire iranien.
Quelques heures avant cette signature, la secrétaire  d’Etat américaine Hillary Clinton avait appelé son homologue turc pour  tenter de le dissuader ; elle avait prédit que la médiation échouerait  et avait déclaré devant des journalistes : « Chaque  étape a démontré clairement au monde que l’Iran ne s’engage pas de la  manière que nous avons demandée et que le pays continue son programme  nucléaire » (cité par Stephen Kinzer, « Iran’s nuclear Deal », The  Guardian, 17 mai 2010).
Pour sa part, le ministre français des affaires  étrangères, Bernard Kouchner, avait accusé le président Lula de se  laisser abuser par l’Iran, s’attirant une vive réplique de l’intéressé : « Personne ne peut venir me donner des leçons sur l’armement  nucléaire. (...) Chaque pays se charge de sa  politique internationale et le Brésil est conscient d’être majeur. »  Au Brésil même, quelques journaux relayaient la campagne des  néoconservateurs américains et comparaient Lula à Neville Chamberlain,  le signataire britannique des accords de Munich de 1938 !
Au-delà de l’accord lui-même, c’est le rôle joué par  deux puissances émergentes, proches des Etats-Unis, qui attire  l’attention. Pour la première fois peut-être depuis la fin de la guerre  froide, dans une crise internationale majeure, ce ne sont ni les  Etats-Unis ni les Européens qui ont joué un rôle moteur dans des  négociations pour sortir de l’impasse.
En 2004 encore, c’était la troïka européenne (France, Royaume-Uni,  Allemagne) qui paraphait, le 14 novembre, un accord avec la République  islamique : l’Iran acceptait de signer le protocole additionnel du  Traité de non prolifération (TNP) prévoyant des inspections plus  vigoureuses de ses installations nucléaires et décidait de suspendre  provisoirement l’enrichissement de son uranium, étant entendu qu’un  accord à long terme avec les Occidentaux l’Iran serait ratifié, qui  fournirait à Téhéran des garanties sur sa sécurité. Ces engagements  ayant été rejetés par Washington et par le président George W. Bush, qui  rêvait de renverser « le régime des mollahs » après sa « brillante  victoire » en Irak, l’Iran relança son programme d’enrichissement. Et,  plutôt que de poursuivre une politique indépendante, l’Union européenne  s’aligna sur Washington, se privant du moindre rôle d’intermédiaire.  Plus grave encore, Paris se lança dans une surenchère anti-iranienne, allant jusqu’à critiquer  l’administration Obama pour ses premières ouvertures envers Téhéran.
Ce « vide » européen et français - perceptible sur  d’autres dossiers, notamment sur le dossier israélo-palestinien -,  allait permettre à des puissances comme le Brésil ou la Turquie de  s’affirmer sur la scène iranienne et d’obtenir l’accord du 17 mai.
Que dit le texte signé sous leur égide ? D’abord  que, conformément au TNP, l’Iran a droit à l’enrichissement ; ensuite,  que le pays accepte l’échange de 1 200 kilos d’uranium faiblement  enrichi (UFE) contre 120 kilos d’uranium enrichi (UE) à 20%,  indispensables au fonctionnement de son réacteur de recherche ; que les 1  200 kilos d’UFE seraient stockés en Turquie, le temps que l’Iran  reçoive ces 120 kilos d’UE ; que l’Iran transmettrait à l’Agence  internationale de l’énergie atomique (AIEA), dans la semaine suivant le  17 mai, une lettre officielle formalisant son accord. En renonçant à une  partie importante de son uranium, Téhéran limite sérieusement ses  capacités à produire une bombe.
Rappelons ce qu’est le réacteur de recherche de Téhéran.  C’est un réacteur installé avant la révolution pour fabriquer des  isotopes nécessaires contre le cancer. Jusqu’à présent, ce réacteur  s’était fourni sur le marché pour obtenir l’uranium enrichi à 20%  nécessaire à son fonctionnement. Ce sont les pressions des Etats-Unis  (pourtant à l’initiative de la création de ce réacteur) qui empêchent  l’Iran d’obtenir désormais le combustible nécessaire.
Une version de cette proposition avait été formulée par  l’AIEA en octobre 2009, avec une différence notable : les 1 200 kilos  devaient être envoyés en Russie puis en France pour être conditionnés,  et ce n’est qu’à l’issue de ce processus que Téhéran récupérerait de  l’uranium enrichi. Ce projet avait suscité des débats à Téhéran, où l’on  ne faisait pas confiance aux « intermédiaires » : ni à la Russie, qui  traîne les pieds sur la mise en service de la centrale nucléaire de  Bushehr, qui a pris plusieurs années de retard ; ni à la France, dont on  se souvient de son soutien à l’Irak durant la guerre de 1980-1988, de  son refus de respecter ses engagements et de fournir de l’uranium  enrichi à Téhéran comme le prévoyait l’accord Eurodif (dans lequel l’Iran avait investi 1  milliard de dollars), sans parler de sa violente rhétorique  anti-iranienne actuelle. Les luttes internes à Téhéran, notamment suite à  l’élection présidentielle de juin 2009, rendaient un accord plus  difficile, les différentes factions du pouvoir faisant de la surenchère.
Contrairement à ce qu’écrit une presse « mal informée, »  l’Iran n’avait pas refusé le projet de l’AIEA, mais demandé à ce que  l’échange soit simultané et qu’il ait lieu sur son territoire. La  proposition du 17 mai 2010 est un compromis, rejeté par une partie de la  presse iranienne et par quelques députés. Jomhuri-ye  Eslami écrit le 18 mai que les conditions posées par l’Iran « n’avaient pas été remplies par la déclaration » et  Keyhan dénonce « un recul de l’Iran par rapport à ses  positions antérieures ».
L’enthousiasme était encore plus faible du côté  français. Le porte-parole du quai d’Orsay déclarait le 17 mai :
« Ne nous leurrons pas : une solution à  la question du TRR [le réacteur de recherche de Téhéran], le cas échéant, ne règlerait en rien le problème posé par  le programme nucléaire iranien. L’échange d’uranium envisagé n’est  qu’une mesure de confiance, un accompagnement. Le cœur du problème  nucléaire iranien, c’est la poursuite des activités d’enrichissement à  Natanz, la construction du réacteur à l’eau lourde d’Arak, la  dissimulation du site de Qom, les questions des inspecteurs de l’AIEA  laissées sans réponse à ce jour. Depuis la proposition de l’AIEA en  octobre dernier, l’Iran enrichit de l’uranium à 20%. C’est à ces  violations constantes des résolutions du Conseil de sécurité des Nations  unies et du Conseil des gouverneurs de l’AIEA que l’Iran doit  immédiatement mettre fin. C’est à cette fin que nous préparons à New  York, avec nos partenaires du Conseil de sécurité, de nouvelles  sanctions. »
Le département d’Etat adoptait une position quasi-similaire (ou faudrait-il dire  que c’est le Quai d’Orsay qui emboîtait le pas à Washington ?).
Même consensus minimisant la portée de l’accord dans les  médias : Libération du 18 mai ne lui a consacré que  quelques lignes, et Le Monde (19 mai) n’y a vu  qu’un moyen pour Téhéran de desserrer « la pression  occidentale sur son programme nucléaire », un titre similaire à  celui du New York Times du 18 mai.
Pris au dépourvu, les diplomates européens et américains  (et les médias) ont mis au point une stratégie pour le moins étrange :
Pourtant, l’accord satisfait aux demandes faites par  l’AIEA en octobre 2009, et, à l’époque, tout le monde admettait l’idée  que, si ces demandes étaient acceptées, il n’y aurait pas de nouvelles  sanctions, mais ouverture de négociations. Les Etats-Unis semblaient  avoir accepté que le programme d’enrichissement de l’uranium (conforme  au TNP) serait alors accepté. Quoiqu’il en soit, il était évident qu’un  premier accord ne pouvait régler toutes les questions mais simplement  ouvrir la voie à des négociations plus larges (et qui, pour Téhéran,  devaient dépasser le seul dossier nucléaire).
Alain Gresh
                21 mai 2010 - Les blogs du Diplo 
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http://blog.mondediplo.net/2010-05-...
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