Orient XXI, Michel Warschawski, samedi 19 avril 2014
Mobilisation massive contre le service 
militaire
Rejetant la politique de leur gouvernement et le sionisme, les juifs
 orthodoxes vivent en marge de la société israélienne. Ils refusent de
 servir dans l’armée israélienne et en étaient jusqu’à présent 
exemptés. Instrumentalisant la question, une partie de la classe 
politique tente désormais de le leur imposer. C’était sans compter sur 
leur mobilisation en Israël et ailleurs, tandis que le pouvoir tente 
d’étouffer les contestations.
Jeune homme haredi dans la vieille ville de Jérusalem.
Depuis plus d’un demi-siècle, l’objectif des dirigeants sionistes
 a été double : la mise en place d’un État juif en Palestine, 
évidemment, mais aussi la création d’un « Juif nouveau », libéré une 
fois pour toutes des traits diasporiques qu’ils abhorraient : 
intellectualité, faiblesse physique, soumission. L’armée était 
perçue comme l’un des outils les plus importants pour réaliser cet 
objectif ; elle était aussi une valeur en soi, ultime expression de la 
souveraineté juive et de l’entrée du Juif nouveau dans la modernité.
Deux groupes de citoyens étaient exclus de cette construction : la 
minorité arabe, considérée comme une erreur de parcours dans la 
construction de l’État juif, et les juifs orthodoxes, réfractaires au 
projet d’intégration dans l’identité nouvelle en formation. Ces deux 
groupes étaient exemptés du service militaire, et donc aussi du 
collectif national, l’un comme l’autre ne voulant d’ailleurs pas en 
faire partie.
Les années 1980 marquent un important 
tournant : l’identité nationale s’affaiblit au détriment des 
appartenances communautaires. On y voit l’influence des 
conceptions multiculturelles anglo-saxonnes mais aussi et surtout
 de l’offensive néolibérale qui accorde une place beaucoup plus grande
 à l’individu. C’est à ce moment que le « je » a remplacé le « nous ». 
Partie intégrale de ce changement, une certaine démilitarisation 
des mentalités et une désacralisation de l’armée. Ne plus faire son
 service militaire a cessé d’être un tabou et nombreux sont les jeunes
 qui trouvent – assez facilement d’ailleurs – les combines pour 
y échapper : la majorité des jeunes filles et près d’un tiers 
des garçons.
Qui sont les « haredim » ?
Si un quart de la population juive est pratiquante, ceux que l’on 
appelle souvent les juifs orthodoxes (haredim en hébreu) et qui 
représentent moins de 10 % refusent de 
faire leur service militaire. Pour eux, ce refus n’est qu’un aspect 
parmi d’autres du rejet de l’État comme étant autre chose qu’une 
structure administrative qui ne possède aucune valeur en soi, et, dans
 le meilleur des cas, pas différent de n’importe quel État sur la 
planète. Leur « antisionisme » exprime un refus de sacraliser l’État 
d’Israël et de légitimer un quelconque lien entre celui-ci et la 
destinée du peuple juif. Israël ne sera un « État juif » que lorsque le
 Messie viendra et que sa gouvernance sera régie par les lois de la 
Torah. La prétention sioniste et constitutionnelle à être un État 
juif est, pour les orthodoxes, une forme de blasphème.
La loyauté des juifs orthodoxes envers l’État et ses lois reste 
subordonnée aux décisions de leurs rabbins. Certes, seule une minorité
 marginale refuse de se soumettre aux lois de l’État et vit en marge 
de la société. S’il existe une espèce de modus vivendi entre l’État et 
les communautés orthodoxes, c’est parce que le fondateur d’Israël 
David Ben Gourion a fait le choix de négocier avec les autorités 
orthodoxes ce qu’on appelle, jusqu’à aujourd’hui, le statu quo qui 
régit les relations entre l’État, la religion et les religieux, avec, 
entre autres, le shabat et les fêtes juives comme jours fériés, le 
financement du rabbinat et des institutions religieuses, ainsi que
 la reconnaissance et le financement, dans le système éducatif, de 
courants religieux et orthodoxes.
La dispense du service militaire pour ceux qui, pour des raisons 
religieuses, ne veulent pas le faire constitue un élément important du 
statu quo. L’état-major a d’ailleurs toujours vu d’un bon œil cette 
dispense collective, jugeant que l’enfermement des juifs orthodoxes 
dans leurs traditions et modes de vie impliquerait, au cas où ils 
devraient porter l’uniforme, un effort exorbitant de la part de 
l’appareil militaire.
La provocation de Yair Lapid
Yair Lapid est une star de la télévision. Il y a un an et demi, il 
décidait de se lancer dans la politique, surfant sur les gigantesques 
mobilisations de l’été 2011 [1]
. Son programme électoral se limitait à un slogan : « partage égal du 
fardeau ». Le « fardeau » en question comprenait le service militaire.
 En fait, l’appel à ce que tout le monde fasse son service militaire 
n’était là que pour caresser les classes moyennes et non religieuses de
 Tel-Aviv dans le sens du poil. Le véritable fardeau évoqué par Lapid
 était d’ordre financier, à savoir les services publics et les aides 
sociales aux plus pauvres. Dont, en particulier, les orthodoxes qui 
vivent majoritairement en-dessous du seuil de pauvreté. « Tous des
 parasites, ces religieux, avec leur douzaines de gosses et qui ne 
travaillent même pas ! », tel est le message que voulait entendre cette
 classe moyenne aisée. Elle a donc plébiscité Yair Lapid et envoyé 19 candidats de son parti Yesh Atid à la Knesset, faisant d’elle la deuxième force politique au parlement israélien.
Une fois élu et nommé à la tête du ministère des finances, Lapid 
s’est trouvé confronté à de gigantesques manifestations contre le 
service militaire. Devant cette opposition massive et combative du 
monde orthodoxe et de ses rabbins à l’idée qu’on leur impose le service 
militaire, la réponse du gouvernement (contre la volonté d’une partie
 des ministres) a été d’utiliser la force et de sanctionner par 
l’emprisonnement quelques réfractaires appelés sous les drapeaux.
C’est évidemment, de la part de Lapid, ne rien comprendre 
à l’adversaire. Ces jeunes sanctionnés sont devenus des martyrs qui 
renforcent encore les mobilisations et, accessoirement, mettent 
Benyamin Nétanyahou et le Likoud dans une situation délicate 
à l’avenir, certains des rabbins dont la parole pèse lourd ayant juré 
que jamais plus ils ne soutiendraient le parti contre ses adversaires
 de gauche.
Dialogue de sourds
Nous voilà revenus, grâce à Yair Lapid, au début des années 1950
 quand, face au discours « laïcard » de Ben Gourion et de la gauche 
sioniste, une partie importante du monde religieux se sentait menacée
 dans son existence même, et se déclarait prête à entrer en résistance
 contre ce qu’elle qualifie de shmad, par allusion aux conversions 
forcées subies par certaines communautés juives dans l’Histoire.
L’ancien premier ministre Levi Eshkol avait, dans les années 1960,
 réussi à calmer le jeu et à convaincre que la politique de shmad menée
 par Ben Gourion était enterrée et que les orthodoxes pourraient vivre
 dans le respect de leurs traditions et en accord avec les 
commandements de leurs rabbins. Et s’il y a eu des moments de tension
 (autour de la question des autopsies et de l’ouverture de cinémas le 
samedi à Jérusalem), ils ont pu être rapidement circonscrits.
Près d’un demi-siècle plus tard, il a ouvert, avec le service 
militaire, une nouvelle phase de la guerre des cultures. Dans une 
incompréhension totale de l’adversaire, qui évoque l’incapacité du 
colonialiste à comprendre le colonisé, et en refusant de tenter même 
de l’écouter. Yair Lapid et ses affidés de la bulle occidentale qu’est 
Tel Aviv sont persuadés que le service militaire pourra être, à terme,
 imposé aux orthodoxes, que ce soit par le dialogue ou par 
l’utilisation de la force. Grave erreur ! Le dialogue est impossible 
parce que les présupposés et les systèmes de valeurs ne sont pas les 
mêmes. L’appel au patriotisme, au respect de la loi et des valeurs 
démocratiques, à la décision de la majorité, tout cela n’a aucun sens 
dans les quartiers de Mea Shearim ou de Bnei Brak. Seules comptent la 
loi de la Torah et la décision des rabbins.
Quant aux menaces d’user de la force, elles provoquent un éclair de 
défi dans les yeux des concernés, qui se voient déjà dans les arènes de 
la Rome occupante ou sur les bûchers de l’Espagne de la Reconquista 
chrétienne. Si Yair Lapid n’était pas aussi ignorant de l’histoire 
juive et de la culture de ses arrière-grands-parents, si Tel-Aviv 
sortait de son arrogance coloniale et occidentale, ils 
comprendraient peut-être qu’aux yeux de centaines de milliers de 
juifs orthodoxes ils ne sont qu’un épisode éphémère dans ce qu’ils 
considèrent comme le destin éternel du peuple juif. Comme me le disait 
un vieil oncle, avec une confiance qui force l’admiration, « on 
a surmonté les Romains, l’Inquisition, et même Hitler. Ce n’est 
certainement pas le petit Lapid, dont tout le monde aura oublié le nom
 après les prochaines élections, qui nous forcera au Shmad ».
  
[1] NDLR. Formée le 14 juillet 2011,
 une large mobilisation contre la vie chère et pour plus de justice 
sociale a rassemblé pendant plusieurs mois une partie de la 
population israélienne, en particulier sa jeunesse. Des tentes ont 
été installées dans un premier temps sur le boulevard Rothschild de 
Tel Aviv — d’où l’appellation de « révolte des tentes » — , avant que le
 mouvement ne s’étende dans plusieurs autres villes.
http://www.france-palestine.org
http://www.france-palestine.org