Par Samah Jabr
Samah 
Jabr est jérusalémite, psychiatre et psychothérapeute dont la 
préoccupation est le bien-être de sa communauté, au-delà des questions 
de maladie mentale. Elle a écrit cet article pour The Palestine 
Chronicle, qui l'a publié le 23 mars 2014
La tyrannie chronique que fait régner l’occupation israélienne a eu des 
effets dévastateurs sur le bien-être de la communauté palestinienne. 
Mais l’un des pires de ces effets est l’intériorisation de l’oppression 
et l’érosion de l’idée collective que les Palestiniens ont d’eux-mêmes. 
J’ai observé que depuis les élections de 2006 en Palestine – qui furent 
suivies de l’arrestation de parlementaires élus et d’un boycott 
international du gouvernement élu –, la vigueur d’esprit de la 
communauté palestinienne, qui précédemment avait évolué au fil des 
longues années de résistance, s’était finalement réduite à un état de 
démoralisation.
Des sacrifices doivent être faits et parfois des risques doivent être pris pour arracher notre vie aux griffes de la mort. (Photo : Activestills.org)
Le harcèlement à l'encontre de cette élection a été un coup dur qui est 
venu s’ajouter à l’impact plus subtil des Accords d’Oslo, présentés à 
l’origine comme entrant dans le projet de libération de la Palestine.
 Cependant, les rapports publiés sur le 20e anniversaire des Accords ont
 montré que durant cette période, le nombre de colons israéliens en Cisjordanie
  avait doublé, et que la zone contrôlée par les colons représente 
maintenant 42 % de la terre palestinienne ; et qu'au surplus, un système
 de restrictions des déplacements et des activités commerciales des 
Palestiniens avait continué de diviser les familles palestiniennes et de
 décimer leur économie. Sans parler de l’infâme collaboration entre les 
forces de sécurité palestiniennes et les forces de sécurité israéliennes
 qui a assuré aux Israéliens un commerce et un tourisme lucratifs en 
ouvrant des chambres d’hôte avec vue sur les magnifiques collines de Cisjordanie , en démantelant la résistance, et en incarcérant toujours plus de Palestiniens dans les prisons. 
Au cours des années d’occupation, les jeunes Palestiniens ont vu leurs 
pères arrachés à leurs maisons par les soldats israéliens, humiliés aux 
checkpoints, et rendus incapables d’assurer la sécurité et les besoins 
essentiels de leurs familles. En réaction à leur sentiment de honte, de 
tels enfants vulnérables en sont venus à s’identifier à l’oppresseur en 
opprimant les membres les plus fragiles de leur communauté, et en 
développant une haine d’eux-mêmes. Un jérusalémite palestinien m’a dit, 
« En vacances, je n’irai pas à Eilat, parce qu’il y aura plein d’Arabes ! ».
 Les efforts de certains Palestiniens pour s’assimiler et s’identifier 
aux Israéliens sont vraiment pathétiques. Certains Palestiniens achètent
 leurs vêtements dans des magasins israéliens, se font coiffer dans des 
salons israéliens, et conduisent en écoutant de la musique en hébreu à 
toute puissance. J’ai observé plus d’un patient palestinien souffrant 
d’une rechute de maladie maniaco-dépressive qui me parlait en hébreu 
avec une expression pompeuse. Et pendant ce temps, la réalité des 
possibilités d’emplois en Cisjordanie  est lamentable 
et les conditions de travail y sont misérables, de sorte que de nombreux
 travailleurs ont envie d’aller travailler pour les Israéliens, même 
s’ils doivent pour cela travailler dans les colonies ou participer à des
 chantiers comme celui de la construction du mur de séparation. Ces 
travailleurs sont souvent traités par les Israéliens comme des 
sous-hommes : il y a quelques mois, Ahsan Abu-Srur, travailleur de la 
construction de 54 ans, du camp de réfugiés d’Askar, a été gravement 
blessé lors de travaux de rénovation à Tel Aviv. S’apercevant qu’il 
était très grièvement blessé, l’employeur israélien et deux de ses 
salariés ont traîné l’homme jusqu’au trottoir de l’autre côté du lieu de
 travail, et l’y ont laissé mourir. 
Vivre l’oppression sape la cohésion interne de l’opprimé, et crée chez 
lui un état de polarisation, dans lequel il dirige souvent sa colère 
vers d’autres qui sont persécutés comme lui. L’oppression rend les 
personnes égoïstes et avides, et sujettes à des conflits internes et à 
se disputer pour les maigres ressources – les restes des opportunités 
laissées par l’oppresseur. Les personnes opprimées deviennent facilement
 envahies par les ressentiments, et jalouses les unes des autres, ce qui
 crée une ambiance de méfiance réciproque. 
Le sentiment d’infériorité qui résulte d’une oppression intériorisée 
déclenche un cercle vicieux. Nous sommes traités comme des êtres 
inférieurs, et en l'absence de résistance, de détermination et 
d’auto-défense, nous intériorisons l’hypothèse de notre propre 
infériorité. Nous en arrivons ainsi à croire que nous sommes moins 
compétents, et moins méritants que les autres. Ces sentiments sont alors
 projetés sur les perceptions que l’on a des autres, et ils sont 
intégrés dans notre comportement envers les autres. De la sorte, les 
Palestiniens en arrivent à se méfier et à dévaloriser leurs propres 
systèmes éducatif et médical ; il apparaît une oppression malveillante 
des femmes, une attitude méprisante à l’égard des personnes d’une classe
 socio-économique plus défavorisée, et une attitude d’exclusion et 
d’intolérance envers l’opposition politique, pour ne citer que quelques 
manifestations de notre oppression intériorisée. 
Aujourd’hui, il existe un système corrompu très répandu d’influences et de copinages en Palestine,
 à un point tel que la plupart des habitants sont des employés du 
gouvernement. Par conséquent, notre agriculture souffre, les petites 
entreprises indépendantes sont étouffées, et il n’y a que les 
entreprises d’une infime minorité étroitement liée au gouvernement à 
pouvoir prospérer. Les jeunes gens sont piégés dans un cycle de 
consumérisme, avec de nouveaux appartements, des voitures neuves, et des
 prêts importants par les banques qui les obligent à une vie implacable 
de remboursements. La conséquence en est une implication sociale et une 
productivité réduites ainsi qu’un taux de criminalité élevé, des 
addictions, et une dégradation du bien-être. L’insuffisance omniprésente
 de toutes nos institutions, le népotisme, une fausse représentation et 
les mauvais traitements et tortures de Palestiniens par d’autres 
Palestiniens, ne sont que quelques-uns des symptômes de la dégradation 
générale de notre communauté. 
Les dirigeants et responsables politiques de la communauté échouent à 
nous rendre notre dignité et notre fierté nationales, ne prenant aucune 
mesure pour briser ce cercle vicieux et ne faisant preuve d’aucune 
détermination, productivité, authenticité et ténacité. Souvenons-nous 
des propos soumis du Président après le boycott occidental des résultats
 électoraux, « s’il nous faut choisir entre le pain et la démocratie, nous choisirons le pain ». Depuis la séparation entre la Cisjordanie  et la bande de Gaza, le discours officiel palestinien semble confondre celui qui fait avec celui qui subit. Dans leurs relations avec Israël,
 nos responsables assument le rôle d’oppresseur, condamnant les 
réactions palestiniennes spontanées aux violations israéliennes et 
conseillant une humble soumission à l’oppression israélienne. Le peuple 
de Palestine est projeté par notre direction dans le 
rôle du suspect, du coupable ; de telles réactions conduisent simplement
 à la primauté de l’interprétation de l’occupant sur la réalité, lequel 
occupant nous transforme en agresseurs et prend le rôle de la victime. 
La docilité que nous conseillent nos dirigeants ne connaît pas de 
limites, condamnant la résistance armée, banalisant les mesures non 
violentes, comme l’imposition de boycotts et l’usage d’une législation 
internationale rendant Israël responsable de ses actes ; la position officielle palestinienne sur le rapport Goldstone relatif aux crimes de guerre d’Israël
 est un exemple qui l’illustre bien. Nous ne devrions pas nous laisser 
abuser par les réjouissances exagérées qui entourent la modification, 
par l’Assemblée générale de l’ONU, du statut d’ « entité » de la Palestine,
 en « État non membre observateur ». Le changement de statut n’était 
juste qu’un écran de fumée pour brouiller notre perception des révolutions qui avaient lieu au sein du monde arabe. Nous avons peut-être rebaptisé nos timbres-poste par l’ajout des mots « État de Palestine »,
 mais nous n’avons pas encore conduit un seul criminel de guerre à La 
Haye, ni fait respecter notre droit à la terre, à l’eau, ou à l’espace 
aérien palestiniens, comme n’importe quel État souverain reconnu par 
l’ONU le ferait certainement. Au lieu de cela, des négociations 
« secrètes » se poursuivent dans l’obscurité pendant qu’Israël continue d’approuver de nouvelles constructions dans les colonies en Cisjordanie  et à Jérusalem-Est occupées, et de démolir toujours plus de maisons palestiniennes. 
Le Président palestinien rassure le monde, un État palestinien sera 
démilitarisé et les deux tiers de son budget national iront aux forces 
de sécurité. Pendant que la santé, l’éducation, la protection sociale, 
et tous les autres programmes nationaux devront survivre avec le tiers 
restant du budget ! Il nous suffit de regarder chez les pays arabes 
voisins qui ont été appauvris pendant des décennies alors qu’ils 
nourrissaient les types qui commandaient leurs armées, pendant que leur 
propre population affamée était dupée, à qui on faisait croire que ces 
armées les « défendraient » un jour. Aujourd’hui, ces armées dévorent le
 peuple même qui les a soutenues – mais nous, les Palestiniens, 
sommes-nous en meilleure position ? 
Une oppression intériorisée est entraînée par plusieurs moteurs 
Le premier de ces moteurs, ce sont les médias. La colère et le 
mécontentement créent une dynamique de changement social, mais les 
loisirs artificiels et une industrie de divertissements vont aveugler 
une opinion frustrée et la détourner de la réalité qui l’entoure, et ils
 créeront un faux sentiment. Les médias locaux assaillent nos yeux et 
nos oreilles pour émousser notre esprit critique et affaiblir notre 
capacité à manifester, à résister ou à nous révolter. Les possédants des
 médias et leurs donateurs capitalistes se sont alliés avec l’élite 
politique pour imposer leurs goûts et idéologies à l’opinion publique. 
Mohammad Assaf, charmant chanteur doté d'une jolie voix, lauréat 
palestinien de l’Arab Idol, en est un bon exemple. Les médias présentent son triomphe comme le symbole de « la situation désespérée des Palestiniens »
 et ils incitent l’opinion à devenir des consommateurs d’une 
exploitation simpliste, réductrice et trompeuse de son charme ; la 
beauté peut être utilisée à des fins laides. On peut se demander 
pourquoi les médias locaux ne font pas le même effort pour mobiliser 
contre le siège de Gaza, le plan Prawer, ou pour se 
mettre au service de la transparence pour les négociations en cours ; 
ces questions concernent directement la plupart des Palestiniens et leur
 situation de détresse ! 
La donation internationale est le deuxième moteur. Il est paradoxal que 
l’oppression puisse venir à nous par les portes et les fenêtres de la 
liberté, de l’ouverture, et des efforts pour faire le bien. Dans son 
étude, « Promouvoir la démocratie en Palestine : les donations et la démocratisation de la Cisjordanie  et de Gaza »,
 la Dr Leila Farsakh conclut que de tels projets ont cherché à favoriser
 la légitimité de l’Autorité palestinienne plutôt qu’à responsabiliser 
l’opinion palestinienne pour qu’elle remette en cause la domination de 
l’Autorité ou critique sa définition du projet de libération nationale. 
Les projets lancés par les donateurs ne portent pas suffisamment 
attention aux institutions importantes qui sont essentielles pour le 
processus démocratique et le processus électoral. Au bout du compte, ces
 projets tendent à enraciner l’occupation plutôt qu'à aider les 
Palestiniens à créer les conditions de leur libération nationale ; ces 
projets tendent à intensifier l’emprise de l’Autorité au lieu de 
renforcer les canaux indépendants. 
Troisième moteur, les domaines de l’éducation et de la religion institutionnalisée. Cette année, cinq écoles palestiniennes à Jérusalem-Est ont remplacé leur programme palestinien par un programme israélien. La municipalité de Jérusalem
 a maintenu ces cinq écoles sous son administration en augmentant les 
salaires personnels de leurs directeurs, en leur payant 2000 NIS 
(nouveau shekel israélien, soit environ 415 €) pour chaque élève inscrit
 dans leur école. Un simple coup d’œil sur le programme israélien révèle
 à quel point il déforme l’histoire, la religion, la géographie, et au 
bout du compte la façon de penser et la culture nationale des élèves : 
dans  l’un des manuels, deux élèves discutent de la façon dont Israël
 a amené l’électricité dans leur village et a octroyé une assurance 
nationale aux enfants et à leurs aînés ; les élèves en concluent donc 
qu’ils doivent se joindre à la commémoration du « Jour de l’indépendance
 d’Israël ». Et tandis que certains de nos enfants 
savourent une dose toxique d’endoctrinement israélien, d’autres sont 
anesthésiés par les mensonges de dirigeants religieux qui forment une 
ligue impie avec les élites politiques et financières au pouvoir. 
Manipulant l’opinion avec des formes insidieuses de contrôle du mental, 
ils arrivent avec des « enseignements » favorisant un état d’esprit 
fataliste, mystique, et ils publient des « fatwas » qui appellent au 
respect des règles et à se conformer au comportement du groupe. Ces 
religieux défendent le statu quo avec toute son horreur et ses 
inconvénients, et ils empêchent les gens d’adhérer à une réforme et à un
 changement social véritables, ils incitent les gens à limiter leurs 
espoirs à la vie après la mort, au lieu d’affronter la misère ici-bas et
 maintenant. 
En conclusion, étant donné les décisions et les comportements de nos 
dirigeants pour ne rien faire, sauf instaurer une oppression 
intériorisée, il est de la responsabilité sociale du peuple ordinaire 
d’œuvrer activement pour identifier et atténuer cette menace à leur 
bien-être, pour empêcher la disparition de la cause et de l’esprit 
palestiniens. Faire prendre conscience du phénomène, surveiller et 
protester quand il apparaît dans le discours et le comportement 
officiels, témoigner, accaparer le développement économique, résister au
 consumérisme, relier les Palestiniens à leurs propres histoire et 
communauté, et les aider à analyser la réalité – tels sont quelques-uns 
des outils pour libérer les Palestiniens d’une oppression intériorisée. 
Il a tant été fait pour effacer, frapper, éradiquer la nation 
palestinienne et la défigurer à jamais. Nous ne pouvons pas simplement 
attendre que la justice arrive, la justice est une chose pour laquelle 
nous devons travailler d’arrache-pied pour qu’elle se réalise. Des 
sacrifices doivent être faits et parfois des risques doivent être pris 
pour arracher notre vie aux griffes de la mort. L’engagement, la 
sensibilisation, la sagesse, et l’organisation sont indispensables pour 
le rétablissement et le salut de cette vie blessée ; car nous voulons 
une vie décente, par n’importe quelle vie. Notre action pour la guérison
 et le rétablissement est indivisible de notre action pour la 
libération.
Source : The Palestine Chronicle
Traduction : JPP