Julien Salingue
1.Beaucoup d’analyses imputent l’échec du projet 
d’un Etat Palestinien indépendant à la violation des accords d’Oslo par 
la partie israélienne. Pour votre part, vous considérez que cet échec 
est la résultante de la logique d’Oslo et de la volonté de construire un
 appareil d’Etat sans Etat malgré la réalité de l’occupation. 
Pourriez-vous étayer ?
Il ne s’agit bien évidemment pas de nier les 
responsabilités israéliennes dans l’échec de ce que certains osent 
encore appeler « processus de paix ». Après la signature des accords 
d’Oslo, la colonisation s’est accélérée, les checkpoints se sont 
multipliés, et la partie israélienne n’a cessé de différer les 
« redéploiements », c’est-à-dire l’évacuation des zones occupées par 
l’armée israélienne et confiées à l’Autorité palestinienne.
Mais il ne s’agit pas non plus de prendre les accords 
d’Oslo pour ce qu’ils n’étaient pas ! Il ne s’agissait pas d’accords de 
« paix », ni dans leur esprit ni dans leur contenu. La logique d’Oslo 
était en réalité la suivante : confier le responsabilité des zones 
palestiniennes les plus densément peuplées (villes et camps de réfugiés)
 à un « appareil d’Etat sans Etat », l’Autorité palestinienne (AP), tout
 en maintenant la structure même de l’occupation. En d’autres termes, 
l’AP était intégrée au dispositif d’occupation et toute extension de sa 
juridiction était soumise à sa capacité à maintenir l’ordre dans les 
zones qui lui étaient confiées. Le règlement des questions essentielles 
(Jérusalem, les colonies, les réfugiés) était reporté à d’hypothétiques 
« négociations sur le statut final », qui n’ont jamais eu lieu. Au 
final, l’Etat d’Israël s’est contenté de se décharger des tâches de 
maintien de l’ordre et de services à la population, tout en maintenant 
son emprise sur l’ensemble de la Palestine. Or, on ne peut pas lutter 
contre l’occupation en servant l’occupation !
2..Comment expliquez-vous l’initiative de l’AP de présenter un projet de reconnaissance à l’ONU aujourd’hui ?
La direction de l’AP, du moins Abbas et ses proches, ont
 décidé d’en appeler à l’ONU en raison de l’impossibilité de négocier 
avec le gouvernement Netanyahu. Mais pour eux, il ne s’agissait pas de 
rompre avec la logique du « processus de paix », bien au contraire. Leur
 principal objectif était d’internationaliser la question palestinienne 
pour améliorer le rapport de forces en vue d’une reprise des 
négociations avec Israël, sous l’égide des Etats-Unis. L’ensemble de la 
stratégie d’Abbas repose sur la reprise des négociations. Si celles-ci 
sont « en panne », il n’a aucune perspective à offrir aux 
Palestiniens...
Par ailleurs, Abbas et son équipe sont identifiés au 
projet d’Etat palestinien indépendant. Or, de plus en plus de dirigeants
 et d’intellectuels palestiniens posent la question de la viabilité même
 de ce projet : avec, d’une part, la colonisation et l’annexion de facto
 de la Cisjordanie et de Jérusalem et, d’autre part, les exigences de 
l’Etat d’Israël (conserver le contrôle sur les colonies et sur la vallée
 du Jourdain), ce sont les bases matérielles de l’Etat palestinien qui 
ont disparu. Il s’agit donc, pour Abbas et les siens, de sauver l’idée 
même de l’Etat indépendant.
3.Pourquoi l’AP après 23 ans de 
négociations contre productives, tout en décidant de présenter 
unilatéralement un projet de reconnaissance, continue à faire du 
processus de paix une priorité politique ?
C’est, tout simplement, parce que leur survie en dépend.
 L’AP a été conçue comme une structure intérimaire, chargée de poser les
 bases du futur « Etat ». La période intérimaire aurait dû durer 5 ans. 
Mais nous en sommes aujourd’hui à plus de 17 ans ! Et, avec le temps, 
l’AP a trouvé sa propre raison d’être : un appareil d’Etat s’est 
constitué, avec des hauts fonctionnaires, des Ministres, des conseillers
 divers, des responsables des forces de sécurité... tandis que 
l’industrie de la négociation produisait elle aussi son lot de 
spécialistes, conseillers et autres. C’est une couche sociale qui s’est 
ainsi formée, dont l’avenir, à court terme, dépend du maintien de la 
structure AP (et donc du projet d’Etat indépendant) et de la survie du 
« processus de paix » (et donc des négociations), et non de la 
satisfaction des droits nationaux des Palestiniens. Si la perspective de
 l’Etat indépendant s’écroule, ou s’il y a un changement radical dans 
l’appréhension des relations avec Israël et, par exemple, une rupture 
assumée des négociations, quel est l’avenir de cette couche sociale ? 
Ils n’en ont pas ! Il leur faut donc, par tous les moyens, tenter de 
ranimer le processus d’Oslo : leur survie politique et économique en 
dépend.
4..Ce projet de reconnaissance pourrait-il faire évoluer le rapport de force à la faveur de la partie Palestinienne ?
Je ne crois pas qu’il va modifier substantiellement le 
rapport de forces. Il va plutôt enregistrer l’état du rapport de forces à
 l’échelle internationale, et on va une fois de plus vérifier qu’une 
très grande majorité de pays soutient, du moins à l’ONU, le droit des 
Palestiniens à avoir un Etat. On va pouvoir, une fois de plus, mesurer 
l’isolement grandissant de l’Etat d’Israël dans le monde, qui s’est 
particulièrement développé ces dernières années suite, entre autres, aux
 bombardements sur Gaza à l’hiver 2008-2009, à l’assaut sanglant contre 
la Flottille de la Liberté en mai 2010 et aux provocations répétées du 
gouvernement Netanyahu, notamment en ce qui concerne la politique de 
colonisation. Si l’on y ajoute les premiers effets des processus 
révolutionnaires en cours dans le monde arabe, qu’ils soient directs 
(« refroidissement » des relations avec l’Egypte) ou indirects (tensions
 avec la Turquie), Israël est, incontestablement, de plus en plus isolé.
 Mais il ne faudrait pas non plus exagérer cet isolement, comme les 
débats de l’ONU nous le montrent : les Etats-Unis continuent de soutenir
 quasi-inconditionnellement Israël, tandis que l’Union européenne, 
incapable de parler d’une même voix, n’exerce aucune pression réelle sur
 Netanyahu.
Certains avancent que la direction palestinienne 
pourrait, une fois que la Palestine sera reconnue comme Etat non-membre,
 saisir la justice internationale pour engager des poursuites contres 
les dirigeants israéliens qui se seraient rendus coupables de crimes de 
guerre. Cet argument me laisse rêveur : image-t-on sérieusement cette 
direction palestinienne, qui cherche à tout prix à reprendre les 
négociations avec Israël, engager des poursuites judiciaires contre les 
dirigeants israéliens ? A-t-on déjà oublié qu’il y a deux ans, sous 
pression des Etats-Unis et d’Israël, Mahmoud Abbas avait demandé le 
report de l’adoption du rapport Goldstone par l’ONU ?
5. Que se passera-t-il pour l’AP si
 après le premier succès diplomatique de la Palestine à l’UNESCO, l’Etat
 palestinien n’est pas admis à l’ONU ? Risque-t-on d’assister à 
l’implosion de l’AP ?
L’Etat palestinien ne sera pas admis à l’ONU comme Etat 
membre, car les Etats-Unis y opposeront leur veto. Il est même peu 
probable que les Palestiniens obtiennent la majorité qualifiée des 9 
voix au Conseil de Sécurité... Au mieux, l’Assemblée générale se 
prononcera (à une très forte majorité) pour l’admission de la Palestine 
comme Etat non-membre, comme Etat observateur.
L’AP va-t-elle pour autant « imploser » ? Un certain 
nombre de voix se font entendre pour demander la dissolution pure et 
simple de l’Autorité, arguant qu’elle n’a plus de raison d’être avec la 
faillite du « processus de paix » et qu’elle sert surtout de commode 
moyen pour l’Etat d’Israël pour prétendre qu’il n’occupe pas toute la 
Palestine. En d’autres termes, les partisans de la dissolution disent : 
il n’y a pas d’autonomie, donc il ne doit pas y avoir de 
pseudo-« autorité d’autonomie ».
Mais la dissolution ne semble pas être la voie choisie 
par la direction de l’AP. Et pour cause ! Comme on l’a vu, une telle 
décision équivaudrait à un suicide politique... Le plus probable est 
donc que l’on assiste à une discussion d’ampleur quant à l’avenir de 
l’AP, quant à une éventuelle modification de ses attributions et de ses 
fonctions. Et nul doute que ce débat sera vif !
6. Qu’adviendra-t-il dans ce cas du mouvement national palestinien ?
Il est très probable que l’on assiste à une accélération
 du débat quant à la nécessité de la refonte stratégique et 
organisationnelle du mouvement national palestinien. Ce dernier traverse
 en effet depuis de longues années une crise, qui ne manquera pas de 
s’approfondir après l’échec programmé de la demande d’admission à l’ONU.
 J’entends ici « crise » au sens où la définissait Gramsci : « La crise 
consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau 
ne peut pas encore naître ; durant cet entredeux, une grande variété de 
symptômes morbides se font jour ». Nous sommes aujourd’hui dans cet 
entredeux, où l’ancien (la vieille OLP) n’est pas encore tout à fait 
mort, et où le nouveau n’a pas encore pris sa place. Que se passera-t-il
 exactement ? Nul ne le sait. Mais il est certain que la majorité des 
Palestiniens ont conscience qu’une page s’est tournée et que la 
reconstruction sera nécessaire, autour notamment des questions 
suivantes :
7.Selon vous le contexte socio 
politique a considérablement évolué et la revendication d’un Etat 
indépendant semble aujourd’hui dépassée et à contre courant des 
bouleversements régionaux. Quelle solution pour la Palestine aujourd’hui
 sachant que les bases matérielles de l’Etat palestinien sont en train 
de disparaitre et que l’hypothèse d’un Etat démocratique unifiée ne peut
 coexister avec l’idéologie suprématiste sioniste ?
Je me garderai bien de prôner une quelconque 
« solution » à la place des Palestiniens eux-mêmes. Mais une chose est 
certaine : la direction « historique » de l’OLP, tout comme le projet 
d’Etat palestinien indépendant, apparaissent de plus en plus en décalage
 avec les nouvelles générations politiques émergentes et les 
revendications d’indépendance et de souverainetés économique et 
politique réelles qui bouleversent la région.
Au-delà de la disparition des bases matérielles de 
l’Etat palestinien et des échecs manifestes de la construction d’une 
« indépendance » malgré la poursuite de l’occupation, c’est donc la 
question de l’adaptation du mot d’ordre lui-même qui est posée, tant il 
est à contretemps des évolutions régionales. Il est aujourd’hui plus que
 probable, à la lumière des récents événements, que la société 
palestinienne ne soit pas épargnée par le vent de révolte qui balaie les
 sociétés arabes.