Sebastien Ledoux et Samuel Ghi.
Le manuel d’histoire de Hachette ne va finalement pas travestir l’histoire de la Palestine :
Il aura suffi d’un mot, d’une  phrase pour qu’une question d’histoire se retrouve censurée dans un  manuel scolaire. Dans le cadre d’un chapitre consacré à « L’ONU et la  question palestinienne, 1947-1948 », le nouveau manuel Hachette de  première utilisait une photographie de Palestiniens chargeant des  bagages dans une camionnette avec pour légende : « La Nakba. Les  conquêtes de l’armée israélienne ont entraîné l’exode de près de 700 000  Palestiniens » (p. 139).
Dans la partie vocabulaire de ce chapitre, le terme Nakba est défini ainsi :
« Nakba : (“catastrophe” en arabe) expulsion de populations palestiniennes pendant la guerre israélo-arabe de 1948. »
Cette précision reflèterait-elle une dérive dangereuse  pour la liberté de l’enseignement de l’histoire ? C’est ce que semble  penser depuis quelques jours plusieurs associations juives de France qui  dénoncent une « idéologisation » selon Richard Prasquier, président du  Crif, et même une « révision de l’histoire » selon l’association  Europe-Israël.
Un texte conforme aux avancées de l’historiographie israélienne
Ces associations ont fait pression sur l’éditeur du  manuel concerné. Hachette a été prompt à réagir puisqu’il vient  d’indiquer dans un communiqué du 4 juillet qu’il allait modifier son  contenu, car « après relecture, il est apparu que certains passages  contestables devaient être modifiés. A l’occasion de l’impression, ils  seront changés ».
Contestés oui, « contestables », rien n’est moins sûr.
En effet, le document et le texte incriminés  correspondent tout à fait aux avancées de l’historiographie israélienne  elle-même. Les positions des « nouveaux historiens » israéliens qui  avaient, voici une vingtaine d’années, mis en cause le discours officiel  autour de la création d’Israël, en mettant entre autres en avant les  conséquences de la guerre de 1948 sur les populations civiles  palestiniennes, sont maintenant intégrées dans les milieux académiques  israéliens.
Il serait assez paradoxal que nous puissions en France  rester dans un récit scolaire qui refuserait de transposer des savoirs  universitaires stabilisés au nom d’une lutte contre l’« idéologisation »  et le « révisionnisme ».
Le contrôle des manuels ne peut dépendre de l’Etat
En 1982, Serge Klarsfeld, président de l’association des  Fils et filles des déportés juifs de France, se battait, à juste titre,  pour demander aux éditeurs des manuels de terminale d’intégrer la  réalité du génocide juif et la complicité de Vichy dans ce crime. Son  action était légitimée par les avancées historiographiques récentes sur  le sujet, grâce notamment aux travaux de Paxton, Wellers, Marrus, Rajfus  et de Klarsfeld lui-même.
Il ne s’agit pas ici de comparer les deux faits  historiques, ce qui serait une pure abjection et constituerait pour le  coup un négationnisme de l’extermination nazie. Cependant, la  transposition de savoirs scientifiques doit pouvoir s’appliquer aussi à  cet épisode de 1948 qui a eu des conséquences immenses et durables sur  la vie de populations civiles palestiniennes.
Les manuels scolaires, quant à eux, sont perçus depuis  longtemps comme des objets de légitimation de l’histoire. A ce titre,  ils sont régulièrement soumis aux critiques, revendications et  attentions les plus aigus.
De leur côté, les maisons d’éditions de ces manuels  répondent à des logiques didactiques mais également commerciales, la  vente pour les publics scolaires représentant pour les éditeurs une part  non négligeable de leur chiffre de ventes.
En revanche, n’en déplaise aux diverses associations  juives ou pro-palestiniennes aujourd’hui, le contrôle des manuels ne  peut dépendre de l’Etat. Leur écriture est le fait d’universitaires  et/ou d’enseignants du secondaire indépendants des pouvoirs publics.
Une logique politique qui suit les courants politiques israéliens
La récente intervention sur le manuel Hachette répond  par ailleurs à des logiques d’actions propres à certaines associations  juives de France, mises en place depuis plusieurs années. Depuis le  déclenchement de la seconde Intifada en effet (2000), la défense  d’Israël dépasse largement l’expression d’une solidarité et d’un  attachement à l’Etat hébreu. Elle s’inscrit dans une logique politique  qui vise à suivre certains courants politiques israéliens.
La tentation est récurrente, en Israël, de faire table  rase des apports de l’historiographie sur la guerre de 1948. La récente  loi votée à la Knesset en mars dernier, visant à limiter voire  sanctionner les célébrations, dans les villes et villages palestiniens  d’Israël, de la Nakba, semble ici directement inspirer les institutions  juives françaises.
Ces dernières, en particulier le Crif (Conseil  représentatif des institutions juives de France), militent depuis  plusieurs mois, à l’unisson du gouvernement israélien, pour que  l’Autorité palestinienne reconnaisse Israël comme « Etat juif », alors  même que cette stratégie fait débat en Israël. Ce mimétisme politique  s’arrête là où commence la vitalité démocratique israélienne. En effet,  le leadership juif français ne souhaite pas en reproduire la pluralité.
Israël semble rester une éternelle victime
Intervenir pour obtenir le retrait du mot Nakba revient à  laisser Israël en dehors de l’écriture de l’histoire. Ses décisions,  passées et présentes, sa politique en tant qu’Etat souverain, sa part de  responsabilité dans la situation politique moyen-orientale ne peuvent  faire l’objet d’aucune réflexion. Elles sont automatiquement évacuées.
Les institutions juives, tout en critiquant une société  française (ses journalistes, ses universitaires, ici son discours  scolaire) qui réserverait toutes ces critiques à Israël, reproduisent  ces travers en refusant par principe qu’Israël puisse commettre des  erreurs tactiques ou des fautes morales, comme si le changement  fondamental qu’implique l’existence d’Israël n’était pas intégré.
Israël semble rester, aux yeux des dirigeants juifs de  la diaspora, une éternelle victime dont la faiblesse nécessiterait un  soutien permanent des juifs à travers le monde. Dans ce schéma, Israël  reste un objet politique et historique à part, qui ne saurait commettre  des fautes ou des crimes. La révolution du sionisme signifiait pourtant  une entrée dans l’histoire.
Des conflits d’intérêts entre groupes de pression en France
Ces terrains d’action deviennent des enjeux de pouvoir  pour des organisations, comme le BNVCA (Bureau national de vigilance  contre l’antisémitisme), qui a lui aussi interpelé l’éditeur Hachette,  cherchant à doubler le Crif en multipliant les initiatives visant à  obtenir des diffuseurs d’informations, ou de savoir, des modifications  dans leurs discours.
Les logiques d’action militante liées au conflit actuel  israélo-palestinien ne peuvent ainsi prendre en otage le travail de  retraduction scolaire de faits historiques établis par le discours  scientifique. S’il s’agit bien d’une question brûlante qui mêle des  conflits d’intérêts de différents groupes de pression en France, la  réaction de l’éditeur ne peut aller dans le sens d’un refroidissement  d’un fait qui doit être enseigné dans un souci d’historisation, mais  sans occultation.
L’action actuelle des associations juives concernées  contrevient à l’analyse historique telle qu’elle s’est élaborée au gré  des travaux scientifiques. Elle relève ainsi d’une position de principe,  conforme à leurs intérêts, mais éloignée de l’horizon de vérité  scientifique auquel prétend légitimement l’enseignement de l’histoire.
Sébastien Ledoux est historien,  travaillant sur le devoir de mémoire, coauteur d’un rapport de l’INRP  sur « L’Enseignement de l’esclavage en France » (2011), et Samuel Ghiles  Meilhac, sociologue, auteur de « Le Crif, de la résistance juive à la  tentation du lobby » (2011).
publié le 10 juillet par Rue89
Intro : CL, Afps