Le carnage de Gaza n’est pas un orage d’été soudain, qui laisserait aussitôt la place à un ciel ensoleillé et sans  nuages. Il participe d’une campagne a long terme lancée dès 2000 par  Ehoud Barak et poursuivie par l’Opération Rempart d’Ariel Sharon. Il a  pour but de détruire l’ensemble des acquis du mouvement national  palestinien au cours des dernières décennies, et de réaffirmer la  souveraineté – ou du moins le contrôle – d’Israël sur l’ensemble de la Palestine  mandataire. Il y a, en ce sens, continuité directe entre le massacre de  Jénine en 2003 et celui de Gaza, dans l’objectif comme dans les moyens  mis en œuvre.
Janvier 2009 marque pourtant un tournant historique. Il y a un avant  et un après Gaza. Après le carnage, je pense vraiment que rien ne sera  plus comme avant, ni sur le plan des relations internationales, ni au niveau du conflit israélo-palestinien, ni même à mon niveau personnel.
Le jour du bombardement par l’artillerie et l’aviation israéliennes  du complexe de l’ONU où s’étaient refugiés des centaines de civils, nous  avons été plusieurs militantes et militants anti-colonialistes a  craquer. Les images que les télévisions satellites nous transmettaient  en direct ont été la goutte de sang qui a rompu notre équilibre. Nous  étions à ce moment là en réunion pour mettre au point les derniers  détails d’une seconde manifestation nationale contre l’attaque de Gaza.  Sans qu’on se passe le mot, tout le monde s’est levé pour rentrer chez  soi. Heureusement, Yaakov, notre doyen, a encore eu la présence d’esprit de dire : « Ici, demain, à la même heure… »
Ce n’était pourtant pas la première fois que je ressentais, qu’à  certains moments particulièrement difficiles de notre vie, on éprouve ce  besoin de trouver refuge dans sa maison et nulle part ailleurs. Etre  seul, se taire, faire le vide. Mais même à la maison, les images des  corps d’enfants déchiquetés continuaient à me hanter. Et je sentais,  autour de moi et sur mes habits, l’odeur fétide de cadavres. Il était temps  de prendre un cachet et d’essayer de dormir dans l’espoir d’avoir  repris mes esprits au réveil. Certains amis m’ont plus tard confié avoir  eu une réaction identique, et s’être ce soir là saoûlés a mort.
Quelques jours plus tard, et alors qu’en apparence au moins, nous avions récupéré nos esprits, nous avons  essayé, avec quelques camarades, de comprendre ce qui avait pu  provoquer de telles réactions. Deux éléments sont revenus  systématiquement dans la conversation. D’abord, le fait que, pour la  première fois depuis 1982, il n’y a pas eu de cassure dans notre  société: les restes du mouvement de la paix et de la gauche sioniste se  sont totalement et inconditionnellement alignés sur la politique  gouvernementale et ont soutenu le massacre. Ensuite, la dimension  sauvage, barbare, de l’attaque israélienne.
Gaza, c’est un nouveau plongeon dans la barbarie moderne qui se situe  dans la continuité de Dresde, Hiroshima, Sétif, non par le nombre de  victimes ou par les moyens utilisés, mais par la volonté délibérée de  massacrer des civils. Le conflit israélo-arabe a connu bien des pages  sanglantes, y compris des massacres, ceux de Deir Yassin, Shatilla, Kafr Qassem, Qana au Sud Liban. Mais tous étaient collatéraux à des guerres, soit comme moyens d’atteindre un objectif opérationnel (à Deir Yassin ou à Shatilla pour pousser les Palestiniens à fuir), soit pour terroriser la population dans le cadre d’une guerre (Kafr Qassem, Qana).
A Gaza, le massacre ne répondait à aucun objectif opérationnel.  Contrairement à ce qu’on a parfois pu lire, il n’y avait aucune volonté  israélienne de provoquer un nouvel exode. Personne ne sait mieux que les  Israéliens que, pour faire fuir une population, on l’assiège de trois  côtés et on en laisse un quatrième ouvert : la guerre de 1948 est un  modèle du genre que tous les stratèges du nettoyage ethnique au  vingtième siècle ont étudié dans les détails. Or, depuis deux ans déjà,  la bande de Gaza est hermétiquement bouclée, empêchant tout flux de  marchandises et de personnes, y compris la fuite de ceux qui le  voudraient.
Le carnage de Gaza est un acte terroriste de très grande ampleur, en  ce qu'il est un choix délibéré de massacrer des civils pour en  terroriser d’autres. Tout comme Hiroshima ou Dresde. C’est d’ailleurs  la raison pour laquelle il appartient davantage à la catégorie des  crimes contre l’humanité qu’à celle des crimes de guerre. Car il n’y a  eu aucune guerre à Gaza. C’est d’ailleurs ce que reconnaît implicitement  l’Etat d’Israël en refusant de considérer ses détenus gazaouis comme  des prisonniers de guerre et en défendant juridiquement la  non-applicabilité à leur cas des conventions de Genève. Gaza est un  immense ghetto, soumis à un embargo quasi total et à une agression militaire permanente. La comparaison avec le ghetto de Varsovie, avant les transports vers Treblinka et avant l’insurrection de Pâques 1943, n’est pas si déplacée.
Après le choc, la rage. Après la rage, la peur. Car, peu à peu, les  images des enfants palestiniens ont fait place, chez moi, à celle de mes  petits-enfants. Ils sont, avec tous les gosses israéliens de leur âge,  les victimes collatérales de cette opération. Il suffisait de voir à la  télévision les millions de femmes et d’hommes qui ont manifesté de  Kaboul à Rabat, et d’entendre leurs cris de haine envers Israël, pour  comprendre que, par cette initiative criminelle, les irresponsables  dirigeants israéliens ont ferme la fenêtre d’opportunité que  signifiaient pour Israël le « compromis historique » de l’OLP en 1988 et  le plan de paix de la Ligue arabe. En répondant par le massacre à ces  propositions de coexistence, les dirigeants israéliens disaient en  substance : « Nous n’avons pas besoin de vos offres de paix, nous avons la force d’imposer notre existence par les armes. » Quelle illusion ! Et quel désastre !
La force militaire est certainement une des composantes les plus  volatiles de l’histoire des peuples. Et, comme le dit avec sagesse le prophète,  celui qui veut vivre par le glaive… Les Olmert, Barak, Livni, et autres  Ashkenazi, ont fait le choix suicidaire de miser l’avenir des  générations israéliennes futures sur la puissance de feu de leur armée.  En fait, c’est le compte à rebours de l’existence juive au Proche Orient  qui a commencé. Le compromis historique est devenu caduc du fait même  de l’arrogance guerrière des dirigeants israéliens et du soutien presque  unanime dont ils ont joui. Pour le monde  arabe tout entier, Israël a demontré qu’il ne sera jamais un voisin  avec lequel on peut trouver des arrangements raisonnables, mais un fléau  qu’il s’agira, tôt ou tard, d’éradiquer. Pour sa propre survie.
Je sais bien que l’histoire a connu des virages brusques, et que des  ennemis ont su tourner les pages sanglantes qui avaient caracterisé  leurs relations des siècles durant. Les Juifs eux-mêmes n’ont-ils pas  normalisé leurs rapports avec le peuple allemand ? C’est ce qu’essaie de  me dire mon camarade Daniel. Et mon ami Gilbert me rappellera  l’extraordinaire capacité des Arabes a faire la Soul’ha, cette cérémonie  traditionnelle de réconciliation qui met fin aux conflits les plus  sanglants. J’espère évidemment qu’ils ont raison. Mais, à ce moment  précis de mon histoire personnelle, alors que le sang  n’a pas encore séché dans les rues de Gaza, j’ai peine à y croire. Et  c’est la peur, et non l’espoir qui domine, pour l’avenir de mes  petits-enfants que l’irresponsabilité criminelle de nos dirigeants  condamne, à terme, à un nouvel exil.
Michel Warschawski.  Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
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