Par notre envoyé spécial Vincent Hugeux, avec Véronique Chocron
REUTERS/R. Zvulun
Inattendue, la révolte égyptienne  plonge dans le doute un Etat hanté par la crainte d'une poussée  islamiste et par le spectre de l'encerclement. Cette onde de choc tend  aussi à radicaliser les antagonismes au sein de l'Etat juif. Et  affaiblit encore les maigres chances de relancer le processus de paix.
Un séisme inattendu, un dénouement indéchiffrable: venue d'Egypte,  l'onde de choc ébranle les colonnes du temple d'Israël. Elle renvoie le  pays à son histoire et à ses cauchemars. Elle attise les peurs, les doutes et les angoisses  des uns, bétonne les dogmes des autres. Témoin de ce vertige, la  perplexité de l'intelligentsia. "Trop tôt pour énoncer quoi que ce soit  de pertinent", esquive l'historien Tom Segev. "Cette révolte, concède en écho le romancier Avraham B. Yehoshua, n'est ni une bonne ni une mauvaise nouvelle: nul ne sait où elle conduit."   
L'Etat juif, enclin à se flatter de son statut de "seule démocratie du Proche-Orient", paraît désarçonné par les bourrasques qui balaient le monde arabe. Un peu comme s'il craignait d'y laisser son monopole. Mieux, le Premier ministre Benyamin Netanyahou et les siens se découvrent une passion tardive pour le raïs Hosni Moubarak. "Grâce à lui, avance Zalman Shoval, ancien ambassadeur à Washington, le traité de paix de 1979 aura résisté à deux guerres au Liban et à deux intifadas."    
Certes, l'hypothétique rupture de ce pacte, scellé à Camp David par Anouar el-Sadate et Menahem Begin,  le 17 septembre 1978, bouleverserait la donne géopolitique. Un tel  scénario noir serait de nature à raviver la hantise d'un encerclement  orchestré par Téhéran: le Hezbollah libanais au nord, les Frères musulmans égyptiens au sud, leurs cousins jordaniens à l'est et le Hamas palestinien, maître de la bande de Gaza, à l'ouest.     
Isolement qu'aggraverait le divorce durable avec la Turquie - rançon de l'assaut meurtrier lancé en mai dernier sur la "Flottille de la paix" -, voire le désamour américain. "Si Barack Obama  lâche ainsi le vieil allié Moubarak, hasarde un militant du Likoud, il  peut très bien agir de même avec nous." Un diplomate retraité avance une  hypothèse moins fantaisiste: la tentation, pour les régimes sunnites  "modérés" en quête de protecteur, de se tourner vers Téhéran.    
La police israélienne surveille la prière des  Palestiniens, auxquels elle a restreint l'accès à la mosquée d'al-Aqsa,  par crainte de manifestations de soutien au Cairotes.         
AFP/AHMAD GHARABLI
L'opinion, pour le coup, frémit à l'unisson de ses dirigeants. Selon un sondage publié le 3 février par le quotidien Yediot Aharonot, 2 Israéliens sur 3 estiment que la chute de la maison Moubarak aurait un impact néfaste pour le pays; 59 % d'entre eux parient sur l'instauration au Caire d'un pouvoir islamiste. A la clef, une adhésion consensuelle à cette alternative verrouillée: le statu quo de la dictature ou la tyrannie des barbus.     
"En théorie, il y a bien une troisième voie, nuance Shoval. Mais l'émergence d'une société civile exige un long processus. Si les Frères, même minoritaires, mettent le pied dans la porte..." "L'infiltration a déjà commencé, renchérit Zvi Mazel, ambassadeur au Caire  de 1996 à 2001. Y compris au sein de l'armée. J'ai du mal à croire à la  démocratie arabe." Des élections ouvertes? Ce serait le plus court  chemin vers la confiscation de la révolution. Nul, ici, ne croit à la  magie des urnes en terre musulmane, hormis les naïfs, aussitôt gratifiés  de ce slogan revisité: "Un homme, une voix, mais une seule fois."    
Le brutal réveil de l'Egypte a pris de court l'échelon supérieur des armées
Au détour d'une tribune cinglante, parue dans le quotidien de centre gauche Ha'aretz, Yitzhak Laor  moque le goût des orientalistes du cru pour les stéréotypes éculés. "Je  suis venu vous expliquer la mentalité égyptienne", assène ainsi un  expert en préambule d'un débat télévisé. Le chroniqueur ironise aussi  sur la quête compulsive et le plus souvent vaine, par ses compatriotes,  dans le torrent d'images des manifs cairotes, du moindre indice  d'hostilité envers Israël. Le fatalisme n'épargne pas les colombes: "En  2006 à Gaza, soupire Avraham B. Yehoshua, les gens ont voté, le Hamas  a gagné et il n'y a pas plus de démocratie que de mieux-être. L'année  d'avant, Tsahal et les colons avaient évacué la bande. Qu'a-t-on reçu en  échange? Des volées de roquettes."    
Il est trop tôt, toutefois, pour que le défi égyptien déclenche  une refonte de la doctrine militaire en vigueur. "On ne va pas expédier  de toute urgence trois divisions le long des 270 kilomètres de  frontière commune, assure Yossi Alpher, analyste chevronné. A ce stade,  Netanyahou se borne à accélérer la construction d'une clôture sécurisée  entre le Néguev israélien et le Sinaï égyptien, un secteur instable où  sévissent des tribus bédouines rebelles."     
Déjà pourtant, de martiales voix s'élèvent pour suggérer la  reconquête par les armes des deux rives du Jourdain et du "corridor de  Philadelphie", cette étroite bande de terre dans le sud de Gaza,  contrôlée depuis juin 2007 par le Hamas. Les mêmes exigent le  "recalibrage" au format des guerres conventionnelles d'une armée  contrainte depuis trois décennies de s'adapter à l'art de la guérilla.  Bref, il faut accroître les effectifs et les moyens - la proportion des  dépenses militaires rapportée au PIB n'a cessé de baisser depuis trente  ans (voir la courbe).     
Ironie de l'histoire, le brutal réveil de l'Egypte a pris de  court l'échelon supérieur des armées, enlisé dans une longue querelle,  reflet de la haine tenace que se vouent "Bibi" Netanyahou et son ministre de la Défense Ehoud Barak. Il faudra patienter jusqu'au 6 février pour que soit entérinée la promotion au rang de chef d'état-major du général Benny Gantz, appelé à suppléer le candidat pressenti, évincé sur fond de malversations foncières.    
Cette tradition a de l'avenir: dès qu'une opération, au Liban  ou à Gaza, tourne mal, les stratèges en chambre décryptent par le menu  le "fiasco" de l'armée et même du renseignement, piliers naguère vénérés  de l'aventure sioniste. "On attend beaucoup trop des services spéciaux,  tranche Gad Shimron, auteur d'Histoire secrète du Mossad. Comme  souvent, on avait les fragments de la mosaïque; encore fallait-il les  assembler. Songez qu'Omar Souleimane, le nouvel homme fort du Caire,  issu du sérail, avec ses 4 millions de mukhabarat - espions - n'a rien  vu venir. Pas davantage que la CIA. Il a suffi d'un accord de paix pour  que l'Egypte, traitée jusqu'alors avec les égards dus à l'ennemi n° 1,  se trouve reléguée en queue de liste."     
Cela  posé, un diplomate familier des pyramides déplore l'assoupissement des  égyptologues israéliens: "Tout le monde savait que le système Moubarak  ne pouvait pas durer, mais on finissait toujours par rigoler de ce  peuple qui, bercé par la langueur du Nil, encaissait tout."    
Perpétré le 5 février dans le nord de la péninsule du Sinaï, le  fracassant sabotage d'un gazoduc régional a administré à Israël une  piqûre de rappel. Certes, l'explosion a anéanti l'embranchement  jordanien du dispositif. Reste que l'attentat inquiète un pays qui  dépend pour 40% de ses besoins en gaz du fournisseur égyptien. Soucieux  de diversifier ses approvisionnements dans l'attente de l'entrée en  production, à l'horizon 2020, de deux gisements offshore prometteurs,  Israël a aussitôt annoncé la construction, avant la fin de l'année  prochaine, d'une plate-forme flottante au large de Hadera (nord),  appelée à recevoir du gaz liquide injecté ensuite dans le réseau  national. Purement théorique pour l'heure, un autre spectre, très  nassérien celui-là, hante les Cassandre locaux: la fermeture du canal de  Suez. Les échanges bilatéraux? Ils demeurent pour l'essentiel  symboliques: 110 millions d'euros par an, soit moins de 1 % du commerce  entre Israël et l'Union européenne.    
Manifestation anti-Moubarak à la sortie de la  prière du vendredi 4 février. La République islamique se réjouit de voir  vaciller un régime qui a conclu la paix avec l'Etat juif.         
REUTERS/Raheb Homavandi
Le 6 février, à la faveur de la Conférence annuelle d'Herzliya, Shimon Peres  a plaidé "la nécessité de rayer sans délai de l'ordre du jour le  conflit israélo-palestinien. L'Histoire, insiste le Prix Nobel de la  paix, perd patience". Les Palestiniens, eux, ont perdu espoir. Les  tombereaux de documents révélés voilà peu par la chaîne qatarie  Al-Jazira et les Mémoires de l'ex-Premier ministre Ehoud Olmert ont ruiné pour de bon ce mantra si cher à la droite israélienne: "Il n'y a pas en face de partenaire pour la paix."     
Président d'une Autorité qui en manque tant, Mahmoud Abbas  avait envisagé en novembre 2007 des concessions inédites, sur des  enjeux aussi épineux que les frontières d'un futur Etat, le statut de  Jérusalem ou le retour des réfugiés. Peut-on croire à une embellie  imminente? Rien n'est moins sûr. Côté israélien, deux thèses  s'affrontent. Aux yeux des faucons, le tumulte égyptien atteste la  vanité d'accords réversibles et allège la pression - relative - exercée  par les Etats-Unis. Les colombes, à l'inverse, estiment vital, dans un  contexte à ce point volatil, de stabiliser le front "intérieur".     
Dans l'immédiat, une double crainte habite Abbas: la chute  de Moubarak, parrain vigilant; la montée, dans son embryon de patrie,  de l'exigence démocratique. De fait, son mandat a expiré en janvier 2009  et celui du Parlement un an plus tard. Voilà pourquoi le Premier  ministre, Salam Fayyad, vient de promettre la tenue prochaine de scrutins locaux puis celle, "dès que possible" des élections générales.    
L'Etat juif ne parvient pas à polir son image. Laquelle tend à se dégrader
Côté  israélien, à présent, y a-t-il un "partner for peace"? Qu'ils émanent  de la Knesset (Parlement) ou des boutefeux de l'équipe Netanyahou,  maints textes législatifs balisent la dérive sectaire et droitière du  pays. Au point que les leaders de Kadima, parti fondé par Ariel Sharon, font figure de gauchistes... "Vent mauvais", déplore Tzipi Livni, héritière du colosse agonisant. "Vague de racisme", accuse Barak.
De fait, les indices sont légion. A peine le procureur adjoint de  l'Etat ouvre-t-il une enquête sur les messages haineux émis via Facebook qu'un appel au meurtre vidéo surgit sur le Web. Des décrets rabbiniques proscrivent la cession de logements aux "non-juifs" - en clair,  aux Arabes. La Knesset prétend accorder à des comités de quartier un  droit de veto sur l'installation de nouveaux venus à raison de leur  race, foi, sexualité ou statut marital. Une loi vise à limiter, voire à  interdire, les financements étrangers alloués aux mouvements jugés  propalestiniens ou hostiles à Tsahal. De récentes enquêtes montrent que  la moitié des juifs d'Israël refusent toute présence arabe dans leur  voisinage; 1 sur 3 réserve le même sort aux étrangers et aux handicapés  mentaux; 1 sur 4 aux gays et aux haredim (ultra orthodoxes).     
La défiance envers les Arabes israéliens - soit 20% de la population -, suspectés de déloyauté, empoisonne l'atmosphère. "Nous avons pris l'habitude d'être assimilés à la cinquième colonne", confesse Sayed Kashua. Titulaire d'une chronique décapante dans le magazine hebdomadaire de Ha'aretz,  scénariste d'une série télévisée à succès, cette parfaite incarnation  de la double culture a vu se raidir au fil des mois la tonalité des  réactions qu'inspirent ses articles: "On m'écrit que j'ai bien de la  chance de pouvoir vivre ici et de m'exprimer librement; que je devrais  en éprouver de la gratitude."    
Elvis Costello, Carlos Santana, Björk, Jean-Luc Godard, Mike Leigh, Vanessa Paradis:  ces artistes ont en commun d'avoir annulé leur venue en Israël, pour  des motifs politiques plus ou moins assumés. En dépit des intenses  campagnes menées depuis des lustres, l'Etat juif ne parvient pas à polir  son image. Laquelle, au contraire, tend à se dégrader. Le tournant date de l'opération "Plomb durci", invasion dévastatrice de Gaza amorcée fin décembre 2008. L'assaut sur la flottille  qui tenta vainement, en mai dernier, de briser le blocus infligé aux  Gazaouis, n'a rien arrangé. Une autre quarantaine, plus prosaïque, cible  les produits venus des colonies juives de Cisjordanie et exportés vers  l'Europe. Elle est bannie par la loi  française, mais pratiquée en Grande-Bretagne, où le gouvernement incite  les distributeurs à étiqueter explicitement de telles importations.  "Aucune occupation n'est photogénique", concède la députée travailliste Colette Avital. Peut-être serait-il temps de changer d'objectif.