jeudi 11 novembre 2010 - 08h:38
Frédéric Koller  - Le Temps
Habitué du Proche-Orient où ses prises de position tranchées  contre l’occupation israélienne lui valent une grande sympathie dans le  monde arabe et le mépris du gouvernement israélien, Jimmy Carter est de  retour d’un séjour en Israël, dans les territoires palestiniens, en  Egypte, en Syrie et en Jordanie. Le Prix Nobel de la paix 2002 livre son  analyse.         
 
L’ex-président américain Jimmy Carter dénonce l’occupation des territoires palestiniens
Agé de 86 ans, l’ex-président américain Jimmy Carter  reste un homme hyperactif malgré une récente alerte cardiaque. Il se  lève chaque matin à 5 heures, fait de la natation puis effectue une  revue de presse internationale. Il nous a reçus mercredi matin à 7 h 30  au Mont-Pèlerin où il retrouvait quelques membres du groupe indépendant  des Anciens (The Elders) composé d’ex-hauts responsables politiques ou  figures de la société civile (Nelson Mandela, Kofi Annan, Mary Robinson,  etc.).
Le Temps : Comment s’est passé votre dernier déplacement ?
Jimmy Carter : La  situation des Palestiniens est la suivante : en Israël, ils sont soumis à  35 lois qui discriminent spécifiquement les citoyens non juifs, à qui  l’on nie le droit à la terre, au mariage, aux déplacements, l’accès aux  soins médicaux et aux médias. A Jérusalem-Est - occupé par Israël -, les  Palestiniens ne sont pas traités comme des citoyens. La communauté de  Silwan, où il y a 55 000 Arabes, n’a pas de place de jeux et on n’y  construit aucune école. Le maire de Jérusalem s’en est excusé tout en  nous expliquant qu’il planifiait un site archéologique et touristique à  cet endroit. Les Arabes qui y vivent depuis soixante-cinq ans seront  forcés de partir. En Cisjordanie, plus de 300 000 colons israéliens ont  confisqué la terre et les propriétés des Palestiniens pour construire  leurs propres maisons. Enfin, il y a le pire, Gaza, qui est comme une  cage dans laquelle vivent 1,5 million de Palestiniens, dont 75% sont des  réfugiés.
- Que pensez-vous de l’attitude de Barack Obama sur ce dossier ?

  Son  discours du Caire était formidable. Il a mis en évidence le fait que  toutes les colonies étaient illégales, qu’elles sont un obstacle à la  paix et qu’un jour elles devront être démantelées. C’était très fort.  Mais depuis il a été beaucoup plus silencieux sur les possibilités de  réussite du processus de paix. Il s’est retenu de condamner avec fermeté  l’une ou l’autre partie de façon à relancer le dialogue. Parmi les  personnes que nous avons rencontrées, aucune n’a parlé de succès.  Personne. La plupart des Arabes et des Palestiniens estiment que ce  dialogue est improductif et qu’il ne fait que fournir une excuse aux  Israéliens pour continuer la colonisation.
- Qu’est-ce qui bloque ?

  Les  Israéliens refusent de stopper les constructions dans les colonies  comme le demandaient les Etats-Unis. Durant le prétendu gel des  constructions, ils n’ont pas cessé de construire. Un engagement sincère  d’Israël en faveur de la paix implique d’abord la cessation de ces  constructions.
- Il y a déjà 300 000 Israéliens en Cisjordanie. N’est-il pas trop tard ?

  Non.  L’ensemble de la communauté internationale appelle les Israéliens à se  retirer des territoires palestiniens dans les frontières de 1967 avec  quelques modifications qui peuvent être négociées. La plupart des  personnes, y compris les leaders arabes, s’accordent à dire qu’un  échange de terre autour de la Ligne verte serait acceptable.
- Face à l’impasse actuelle, les Palestiniens pourraient-ils déclarer la création de leur propre Etat ?

  Beaucoup  de Palestiniens, y compris Mahmoud Abbas [ndlr, président de l’Autorité  palestinienne (AP)], nous ont dit qu’ils engageront une action auprès  du Conseil de sécurité des Nations unies pour demander la reconnaissance  de la Palestine comme un Etat dans les frontières de 1967. Beaucoup de  pays pourraient reconnaître un tel Etat. Mais il est vraisemblable que  les Etats-Unis opposeront leur veto. L’autre possibilité est d’aller  devant l’Assemblée générale de l’ONU et d’obtenir le plus de soutiens  possible pour un tel geste. Mais un succès dépendrait de la volonté des  pays arabes et européens de contredire les désirs des Etats-Unis.  Jusqu’ici les membres de l’UE ont été subordonnés aux Etats-Unis.
- L’AP est-elle prête pour l’indépendance ?

  Je  dirais qu’à présent les territoires palestiniens ne sont pas prêts pour  l’indépendance. Mais s’ils obtenaient un soutien approprié du monde  extérieur, par la reconnaissance diplomatique et des liens économiques,  alors très vite ils pourraient devenir autosuffisants. D’ici là, ils  risquent de dépendre de l’assistance financière internationale. L’AP  pense pouvoir réduire rapidement le besoin d’aide extérieure. Il y a une  amélioration économique en Cisjordanie, mais ce développement se  concentre autour de Ramallah. Il n’y a aucun doute que les Palestiniens  se porteraient mieux s’ils étaient indépendants.
- Pourquoi les Etats-Unis sont-ils toujours aussi proches d’Israël ?

  On  pourrait en dire autant des Européens... Aux Etats-Unis, il y a tout  d’abord un très puissant lobby politique israélien. Il existe ensuite  une croyance naturelle qu’Israël est une grande démocratie comme la  nôtre quelque part au Proche-Orient. Ils voient Israël comme un petit  Etat assiégé par des centaines de millions d’Arabes antagonistes - alors  qu’Israël a les capacités militaires les plus avancées de la planète  grâce aux Etats-Unis. J’ajoute ici que le Centre Carter a aidé à  superviser quelque 80 élections problématiques dans le monde. Les trois  meilleures élections que nous ayons suivies ont été organisées en  Palestine : quand Arafat a été élu, l’élection de Mahmoud Abbas et les  élections de 2006. Quand le Hamas a gagné, Israël et les Etats-Unis ont  dit que c’étaient des terroristes pour les empêcher de diriger les  territoires palestiniens alors que quelques mois plus tôt c’étaient des  candidats légitimes.
- Ne pensez-vous pas qu’Israël est une démocratie ?

  Ils  ont des élections démocratiques pour leur propre peuple. Mais comme je  l’ai dit, ils ont des lois spécifiques qui interdisent un traitement  égal pour les non-Juifs. Cela concerne 1,5 million d’Arabes (20% de la  population) et environ 320 000 autres personnes qui sont ni juives ni  arabes. Reuven Rivlin, le vice-président du parlement, le justifie par  le fait de protéger le caractère juif d’Israël. Je ne dis pas qu’Israël  n’est pas une démocratie, mais ce n’est pas une démocratie comme les  nôtres.
- Vous êtes certainement la  personnalité officielle la plus élevée à avoir utilisé le terme  d’apartheid pour décrire la situation en Cisjordanie et à Gaza. Est-ce  que vous le feriez aujourd’hui ?

  Le titre de mon livre était Palestine : 
La paix et non l’apartheid.  L’apartheid est le mot exact pour décrire ce qui se passera si on  continue vers la solution apparemment inévitable d’un seul Etat où  Israël devra soit abandonner son contrôle politique aux Palestiniens qui  représenteront la majorité de la population soit priver cette majorité  de ses droits de vote. Ce sera alors par définition un apartheid. Si  vous prenez un dictionnaire d’anglais, apartheid signifie la domination  d’un peuple par un autre et la séparation officielle de ces deux  peuples. C’est ce qui se passe déjà en Cisjordanie. Israël est de toute  évidence la puissance dominante et requiert légalement la totale  séparation entre colons juifs et Palestiniens. C’est pourquoi j’utilise  le mot d’apartheid.
11 novembre 2010 - 
Le Temps
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