Yaron Frid
Le saxophoniste Gilad Atzmon, qui se proclame anti-israélien,  et la légende du rock progressif, Robert Wyatt, ont joint leurs efforts  pour créer de la magie musicale et faire du « bruit politique »         
Gilad Atzmon
En 1963, un enfant naît en Israël. En 1972, un homme  tombe du troisième étage (ou du quatrième - les avis diffèrent) en  Angleterre, en pleine nuit. Tous les deux ont pris leur envol sur les  ailes de la musique et un jour la vie les réunira dans une rencontre  surprenante. Ceci est une histoire triste avec une bande sonore cahotante faite du  hurlement d’un saxophone et de la clameur d’une clarinette. C’est  l’histoire de personnes déplacées qui n’ont pas d’autre pays et dans  laquelle figurent des criminels de guerre, des chasseurs de nazis et  Dieu en caméo, une histoire tempérée par de grandes doses d’ironie et  quelques miettes d’espoir.
Un matin. Il pleut. Les trains sont en grève. Soho,  Londres. Qui est le grand gaillard gloussant dans un café italien qui  engloutit un sandwich au schnitzel (arrosé de thé) et qui m’accueille  avec des commentaires du genre « Il n’y a pas de lumière à la fin du  tunnel israélien ? » Ou encore, « Je crois qu’il y a quelque chose d’  indéfendable, simplement indéfendable dans le fait  que les juifs qui  ont souffert de tellement de discrimination raciale aillent établir  un  État fondé sur des lois raciales ». Et pour faire mieux : « Je suis  absolument contre l’existence de l’État juif ». Ceci, tôt le matin, je  vous le rappelle. Je suis-absolument-contre-l’existence-de-l’État-juif  et passe-moi la sucrette,  s’il te  plaît.
Bonjour à toi aussi, Gilad Atzmon.
Que le café se trouve en face du fameux club de jazz de  Ronnie Scott donne un indice subtil quant à l’identité d’Atzmon. Il est  l’un des musiciens de jazz les plus acclamés et les plus demandés du  monde et il n’accroît sa gloire - ou la détruit totalement, selon à qui  vous vous adressez - qu’en occupant sa bouche à autre chose qu’un  saxophone (ou un  schnitzel).
Atzmon dit qu’il ne s’occupe pas de politique, mais  d’éthique. Peut-être que dans son cas, ce n’est pas juste une question  de sémantique. Ou de cosmétique. Mais nous sommes ici pour parler de  musique. Et de beauté. « Cette beauté qui déborde simplement de toi »,  dit-il, « sans effort, inconsciemment, dans les moments de créativité  les plus merveilleux,  et quand cela arrive tu comprends que tu n’es que  le vecteur de l’esprit, de quelque chose de plus grand que toi, sur  quoi tu n’as absolument aucun contrôle. Je n’ai pas de connexion avec  cette beauté, je me contente de manger des schnitzels. Je ne suis que le  messager. Je ne cherche pas la beauté, c’est la beauté qui me trouve et  à travers moi elle se fraie son chemin dans le monde ».
Et il y a beaucoup de beauté qui se faufile jusqu’au monde dans "For the Ghosts Within,"  (Pour les fantômes qui nous habitent), le nouvel album d’Atzmon et de  ses partenaires musicaux sur lequel la critique de la presse musicale  britannique s’est déjà extasiée avec des compliments tels que « la  surprise de l’année » et des descriptions extatiques sur les anges  qui  entrent dans le cœur de l’auditeur. Pour cet album,  Atzmon a associé  ses forces d’interprète, de compositeur, d’arrangeur et  de producteur  musical avec Ros Stephen et Robert Wyatt.
Il s’agit du Grand Robert Wyatt en personne. Figure  culte ; un des pionniers du rock progressif. L’un appelle l’autre un  génie (« Nous avons un pacte mutuel entre génies », glousse Atzmon)  tandis que Wyatt dit : « C’est un très grand honneur pour moi et il  n’allait pas de soi que Gilad accepte de travailler avec moi. C’est un  musicien étonnant, étonnant. » Mais à en juger par les personnes avec  lesquelles Wyatt a joué - Jimi Hendrix, Mike Oldfield, David Gilmour,  Paul Weller, Syd Barrett, Brian Eno, Bjork (une « créature céleste »,  soupire Wyatt) parmi d’autres- il est évident que c’est aussi un honneur  pour Atzmon, absolument. Il a joué avec Paul McCartney, mais sa  collaboration avec Wyatt, 65 ans, objet unique d’admiration qui  transcende les goûts, les générations et les catégories (demandez donc à  Thom Yorke de Radiohead) représente une ascension  et un certificat d’honneur qui cimente davantage le statut d’Atzmon dans  l’industrie de la musique britannique.
Wyatt est l’enfant terrible hippie qui est devenu un  gourou à la barbe blanche, une sorte de trésor national secret, un  authentique survivant qui est presque inclassable. À la batterie chez Soft Machine  (dont il s’est fait jeter - il maintient jusqu’ici que « rien n’est  plus terrible dans la vie que l’humiliation ») et chez Matching Mole, il  est revenu à la vie comme chanteur-compositeur après être tombé de  cette fenêtre à Londres pendant une beuverie qui a dérapé. (Pink Floyd  s’est immédiatement porté à son secours et a organisé  un concert à son  profit). La chute l’a cloué à vie dans une chaise roulante.
Peu de musiciens ont fait tout ce qu’il a fait -  psychédélique, punk, post- punk, avant-garde, fusion est maintenant jazz  « pur » avec ses propres convolutions.
Wyatt est marié avec Alfreda (Alfie) Benge, qui est  venue enfant en Angleterre de Pologne comme réfugiée de guerre. Elle  dessine les couvertures de ses albums, elle a écrit un jour une chanson  déchirante sur son alcoolisme (il a depuis arrêté de boire, ou peut-être  pas) et l’appelle un « bébé attardé » tandis qu’il l’appelle « la face  sombre de ma lune ». Il enregistre ses albums, qui ne ressemblent à rien  d’autre, et qui sont toujours reçus comme un « événement », dans un  studio de sa maison. Il a une voix chevrotante  reconnaissable (une  espèce de marque de fabrique) que le compositeur-interprète Ryuichi  Sakamoto a appelé « le son le plus triste du monde ». Wyatt a survécu à  des périodes suicidaires de dépression sans fond, et pendant des  décennies entières il a évité de jouer en direct. (« Je crois que c’est  son trac, » dit Atzmon).
Lors d’une interview avec le Guardian  en juin 2009, Wyatt a désigné Atzmon comme le « plus grand artiste en  vie » et a signalé que celui-ci est  « né en Israël, que je préfère  appeler Palestine occupée ». Atzmon, pour sa part, dit que Wyatt est "un  génie du type que Kant a tellement bien décrit - un génie qui en  apparence n’a rien à voir avec son propre génie, qui créé la beauté  comme à partir de rien. Tout ce qu’il touche a un son nouveau et est  complètement différent et est entièrement à lui. Il est totalement  transparent et à travers lui tu vois la lumière ».
Robert Wyatt, Gilad Atzmon et Ros Stephen
La tranquillité de la tempête
Leur histoire d’amour a commencé « il y a environ 10  ans », dit Atzmon. Lors d’un festival, une femme appelée Alfie est venue  me voir et m’a dit que son mari était musicien mais très timide ; qu’il  aimait ma musique et qu’il aimerait me parler. « Bien sûr, pas de  problème », ai-je dit. Robert s’est approché, il a dit qu’il était  musicien amateur ou musicien nul, quelque chose dans ce genre ; il est  très modeste et il m’a donné sa carte. Je ne me doutais absolument pas  que c’était lui et j’ai fourré la carte dans ma poche sans regarder.  Après, quelqu’un m’a demandé de quoi j’avais parlé avec Robert Wyatt et  j’ai dit : « Merde ! ça c’était Robert Wyatt ? J’ai grandi avec sa  musique ! ».
Ils se sont invités à l’enregistrement de leurs albums respectifs, notamment le succès de Wyatt intitulé "Cuckooland" (2003 ) et "For the Ghosts Within." (La chanson dans "For the Ghosts Within"  fait plus qu’allusion aux Palestiniens assis sous leurs oliviers dans  l’attente de la rédemption, sur les rives du Fleuve de la Honte).  L’album est sorti sous le label tendance Domino - qui édite des groupes  comme Arctic Monkeys. Wyatt a  le  rôle du chanteur maison ; il chante des classiques du jazz tels que "In a sentimental mood" ainsi que du nouveau matériel écrit et arrangé par Atzmon et la violoniste Ros Stephen.
Le résultat est presque une affaire de famille  (l’épouse de Gilad, Tali, chante un merveilleux solo, la femme de Bob,  Alfie, a écrit les puissantes paroles et le partenaire de Ros est un des  musiciens). Tendresse et mélancolie, l’album n’est qu’une partie de la  panoplie de contradictions  illusoires et insaisissables d’Atzmon qui  est hanté par les fantômes et les démons, plein de douceur et de rage,  de naïveté et de profondeur, d’obstination et d’ouverture, de remous et  de tranquillité.
« La première fois que je l’ai invité à jouer pour  un  de mes albums », se souvient Wyatt, « Gilad m’a averti qu’il pourrait y  avoir des problèmes. Je ne pense pas qu’il cherche délibérément des  ennuis, mais les ennuis le trouvent. Cela ne m’a pas effrayé. On m’a  appelé « stalinien » et « traître » et pire encore,  simplement parce  que je n’étais pas accord avec la politique étrangère du gouvernement  britannique. Mais cela n’est rien comparé à la diffamation systématique  dont Gilad est l’objet. Il prend tellement de risques avec ses  remarques, dont la plupart sont sorties de leur contexte ou  présentées  de façon tordue de manière que leur sens véritable échappe.
« J’éprouve parfois le besoin de le protéger », poursuit  Wyatt, « c’est un instinct presque paternel - après tout,  il à l’âge  de mon fils. Mon amitié pour lui est une des choses les plus importantes  et les plus significatives qui me soient arrivées. Je l’aime vraiment.  Et j’admire son courage. Certains diront qu’il est casse-cou ou sans  complexes, mais il ose dire des choses que personne d’autre n’oserait  dire. Moi, je serais mort de peur. Il reçoit des menaces de mort, mais  j’espère qu’elles ne sont pas sérieuses. Il ne prend pas plaisir aux  marques de haine à son endroit, mais peu lui importe de causer du  chagrin ou de l’angoisse parce que ça, c’est sa vérité et contrairement  aux politiciens ou aux diplomates, il est attaché à sa vérité. De fait,   il est tellement gentil, vraiment, il ne ferait pas de mal à une mouche  et j’aime sa chutzpah [culot en yiddish, NdE] ; je crois que c’est  fantastique. Il y a en lui quelque chose de la tradition des grands  comédiens juifs comme Lenny Bruce, qui n’ont jamais eu peur de fâcher  les gens".
Il serait absolument faux  de présumer que la musique  d’Atzmon est marginale et négligeable par rapport au bruit qu’il arrive à  faire non stop en tant que militant pro-palestinien et antisioniste,   populaire et renommé. Sa musique est importante, superbe, au-delà du  sublime et elle est reconnue à ce titre par les prix internationaux qui  lui sont décernés.
« Mes concerts affichent toujours complet, où que je me  produise dans le monde », dit le musicien de jazz le plus occupé de  Grande-Bretagne, presque sur un ton sec. Mais dans la foulée, de qui se  moque-t-on ? Même quand Robert Wyatt chante dans le nouvel album "At Last I Am Free"  (je suis enfin libre), sans parler du rap arabe (« les gens meurent de  soif/les gens meurent de faim/nous n’avons pas oublié/et nous  n’oublierons jamais jusqu’au jour de notre retour ») ; il ne laisse  aucun doute, ou encore la « flûte du berger palestinien », un des  instruments qu’ Atzmon joue dans l’album d’après les notes  d’accompagnement. Le bruit pénètre toujours, si ce n’est par la porte  alors par la fenêtre - ce n’est pas qu’Atzmon dévie de son chemin pour  le faire sortir.
Pathétique et absurde
Gilad Atzmon est né à Tel-Aviv en 1963 et a il grandi à  Jérusalem. « J’ai eu une enfance laïque ordinaire », dit-il, « avec un  grand-père de droite, partisan de  Jabotinsky. Je n’avais absolument pas  honte de lui. Je comprenais d’où il venait comme je comprenais d’où  moi,  je venais ». Gilad a passé la plus grande partie de son service  militaire dans l’orchestre de la Force aérienne après une période comme  infirmier de combat. « La première semaine de la guerre du Liban en  1982, j’ai vu beaucoup de soldats blessés, mais contrairement aux  rumeurs, ce ne fut pas là le tournant dans ma vie. Je crois qu’ en fait  le grand changement s’est produit avec l’orchestre, lorsque nous sommes  allés à Ansar, le camp de concentration » - une prison construite par  l’armée israélienne au Liban- « et c’est alors que je me rendu compte  que j’étais dans le mauvais camp ».
En Israël,  il a joué et il a été le producteur musical  des chanteurs Yardena Arazi - tu parles de diversité : chapitre un,  Arazi, chapitre deux,  Wyatt -, Si Himan et Yehuda Poliker,  parmi  d’autres.
« Poliker m’ a ouvert les oreilles à la musique grecque  et m’a influencé sur le plan musical. Ma musique est populaire en Grèce -  plus que la sienne, je dirais - mais la Grèce, comme le monde entier,  est en dégringolade, donc cela ne m’avance pas à grand-chose ».
En 1994, Atzmon comptait étudier à l’étranger, à New  York ou à Chicago, mais il a finalement trouvé une université en  Angleterre avec un programme intéressant combinant la psychanalyse, la  philosophie et l’histoire de l’art. « Je n’avais pas un plan quinquennal  pour quitter le pays ou quoi que ce soit de ce genre », se souvient-il.  « La vérité est que j’étais fatigué de tout : du pays, de la musique,  de la vie. Tout m’épuisait. Je ne voulais pas jouer ou produire quoi que  ce soit. Je pensais commencer une nouvelle carrière comme pilote  commercial. Je voulais être comme les pilotes d’ El Al, qui saluent sous  les applaudissements des passagers après l’atterrissage [il glousse].  J’aimais piloter des avions, mais je n’étais pas assez  bon.
« J’avais 30 ans et je pensais me concentrer sur une  carrière universitaire. Mais alors, je suis tombé amoureux de Londres,  qui était comme un petit village. Depuis, Londres a complètement changé  et  pas en mieux - et le milieu musical local me donnait tellement  d’amour. Je me suis donc dit : nous allons jouer du jazz pour le jazz,  nous vivrons pour l’art. Nous n’avons pas besoin de beaucoup d’argent,  nous avons tout ce qu’il nous faut. Donc nous resterons. Et nous sommes  restés ».
« Nous » c’est Atzmon et sa femme, Tali, une excellente  chanteuse et  une actrice de théâtre dont la carrière est en plein  essor. Ils se sont rencontrés - nous vous avions promis de l’ironie, en  voici donc - au Festival de chant hassidique en Israël. « Je n’aimais  pas Israël et ce qui s’y passait, mais je n’avais aucune activité  politique. Je ne comprenais pas non plus la question palestinienne, la  véritable histoire. D’une façon ou d’une autre des choses se sont  produites et j’ai commencé à parler et à écrire dans toutes sortes de  forums, et brusquement,  j’étais partout. J’avais mon intimité et des  opinions privées et brusquement, je suis devenu un personnage public  parce que les gens voulaient entendre ce que j’avais à dire. Je crois  que les gens sentent que je dis la vérité, que je ne réécris pas les  faits pour qui que ce soit, que je n’ai pas besoin de mentir parce que  je ne fais partie d’aucun organe politique. Moi, Gilad Atzmon, je  représente Gilad Atzmon et c’est tout. Au début, on me considérait comme  un bon  juif qui disait du mal d’Israël, ce qui  plaisait aux goys.  Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que je ne suis pas un  bon  juif, parce que je ne veux pas être un juif, parce que les valeurs  juives ne me branchent vraiment pas et que tous ces trucs de « déverse  ta colère sur les nations » ne m’impressionnent pas.
Donc, tu déverses ta colère sur les juifs.
« J’ai vu ’Metzitzim’ il y a  quelques jours. Tu sais où Uri Zohar en est aujourd’hui [Zohar,  réalisateur, acteur et scénariste, est maintenant un rabbin et un  enseignant ultra orthodoxe] alors qu’il était la personne absolument la  plus laïque, le laïc suprême. Pourquoi les Israéliens laïcs ont-ils peur  d’Uri Zohar ? Parce qu’il les a lâchés dans le noir face à des  questions telles que : pourquoi suis-je ici ?   Pourquoi est-ce que je  vis sur des terres qui ne m’appartiennent pas, les terres confisquées à  un autre peuple dont les propriétaires veulent rentrer chez eux et ne le  peuvent pas ? Pourquoi est-ce que j’envoie mes enfants tuer et se faire  tuer après que j’ai été moi-même soldat ? Pourquoi est-ce que je crois  toutes ces conneries qui disent « parce que c’est la terre de nos aïeux  et notre patrimoine » alors que je ne suis même pas religieux ? Rien à  foutre ! C’est une chose à laquelle les juifs laïques n’arrivent pas à  faire face. Ils ont terriblement peur de ces questions. Je vois qu’il y a  plus de vérité chez les colons que parmi les plus grands laïques juifs  du pays.
« Les Israéliens peuvent mettre fin au conflit en un  clin d’œil : demain matin à son lever, Netanyahou rend aux Palestiniens  les terres qui leur appartiennent, leurs champs et leurs maisons et  c’est tout. Les réfugiés rentreront chez eux et les juifs seront aussi  finalement libérés : ils seront libres dans leur pays et ils pourront  être comme toutes les nations, continuer leur vie et même se remettre de  la mauvaise réputation qu’ils ont accumulée ces 2000 dernières années.  Mais pour que Netanyahou et les Israéliens le fassent, ils doivent  passer par une déjudaïsation et accepter le fait qu’ils sont comme tout  le monde et qu’ils ne sont pas le peuple élu. Ainsi, dans mon analyse,  ceci n’est pas une question politique, sociopolitique ou  socio-économique ; c’est une question fondamentale qui concerne  l’identité juive.
« Réfléchis une minute à la dialectique de l’identité  juive, à ’Aime ton prochain comme toi-même.’  Qui est ton prochain ? Un  autre juif  bien sûr. En d’autres termes,  à partir du moment où tu as   été choisi pour être le ’ peuple élu’  tu as perdu tout respect pour les  autres peuples et pour l’autre en tant que tel.
« Prends par exemple  la manière dont les gays sont  traités en Israël. Ça sent trop :’ regardez comme nous sommes tolérants,  nous avons des homosexuels en Israël’. Max Nordau [dirigeant sioniste  1849 - 1923] a écrit au sujet de l’émancipation des juifs, de la manière  dont les Européens n’aiment pas vraiment les juifs, mais s’aiment  eux-mêmes pour leur amour supposé des juifs. Je vois beaucoup de  similarités entre les juifs et les gays en tant que philosophies  séparatistes et marginales. C’est très intéressant.
« Il y a des valeurs intéressantes dans le judaïsme et  la preuve en est que les meilleurs partisans des Palestiniens sont les  juifs de la Torah, Neturei Karta [secte ultra-orthodoxe]. Notre problème  - et il m’a fallu du temps pour le comprendre - ce sont les juifs  laïques et même davantage,  les juifs de gauche.  L’idée de juifs de  gauche est fondamentalement malade. Cette gauche contient une  contradiction interne absolue. Si vous êtes de gauche, il importe peu  que vous soyez juifs ou non ; donc, en principe, lorsque vous vous  présentez comme des juifs de gauche, vous acceptez l’idée du  national-socialisme. Du nazisme. C’est pathétique. C’est la raison pour  laquelle la gauche israélienne n’a jamais réussi à faire quoi que ce  soit pour les Palestiniens. L’absurdité absolue est que c’est en fait la  droite qui mène vers une solution à un État et un accord sur le statut  final ».
Illogisme et merveille
Atzmon a fait le jeu de politiciens tels que le Premier  ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui lors d’un débat avec le  président Shimon Peres a cité nommément Atzmon qui avait dit : « la  barbarie israélienne est pire que de la cruauté [ordinaire] ». Atzmon a  été accusé par toutes les plateformes possibles de vitrioler les juifs.  Pourtant, il maintient qu’il " hait tout le monde dans la même mesure".  On l’a aussi accusé de haine de soi, mais cela il est le premier à  l’admettre, et pour ce qui est d’ Otto Weininger, le philosophe  autrichien juif qui s’est converti au christianisme et dont Hitler a dit  " il y avait un bon juif en Allemagne et il s’est tué " il en est même  fier."Otto et moi sommes de bons amis".
Allez, sérieusement ?
« Quoi sérieusement ? Je suis marié avec une juive, je  travaille et je joue avec des juifs dans un orchestre. J’ai adopté  l’identité palestinienne, c’est vrai, mais m’accuser d’antisémitisme est  ridicule. Une partie de mon succès tient au fait que l’on reconnaît que  je viens de ’ là-bas’. ’ Je n’essaye pas de le cacher ou de l’estomper  ou de le nier. J’ai l’allure, je parle et je me comporte comme quelqu’un  qui vient de là-bas".
Je lui parle en hébreu et il me répond dans un anglais,  avec un accent nettement israélien, émaillé de mots d’hébreu. Il est  parfois étonné des excellents mots d’hébreu qu’il sort.
Cette langue hybride est par moments amusante. Quand je  lui demande par exemple si Israël lui manque, il répond : « Ce n’est pas  la médina [l’État] qui me manque, ce qui me manque c’est eretz [le  pays] et il explique : « quand j’ai commencé à me languir de la terre,  des paysages, des odeurs, j’ai compris que c’était en fait la Palestine  qui me manquait. La Palestine est la terre et Israël et l’État. Il m’a  fallu du temps pour me rendre compte qu’Israël n’a jamais été chez moi,  que ce n’était qu’une fantaisie saturée de sang et de sueur ».
Il parle de « sueur », mais en fait il veut dire « larmes ». Comme nous l’avons dit, c’est une histoire triste.
Ses enfants, Mai, 14 ans et Yan, 10 ans, n’ont pas  d’amis juifs. Yan n’a pas été circoncis et les bar ou les bat mitzvah  sont hors de question. Sur son ordinateur, Atzmon n’a pas de clavier en  hébreu. Il dit qu’il écrit, qu’il pense et qu’il rêve en anglais. Il ne  remettra pas les pieds en Israël jusqu’à ce qu’Israël redevienne la  Palestine.
Ça ne te fait pas mal de te couper ainsi ? De brûler tous les ponts ?
« Non, mais il se peut que c’était vrai ce que toutes  les petites amies que j’ai eues avant Tal me disaient quand elles me  laissaient tomber ».
Qu’est-ce qu’elles disaient ?
« Que je suis un infirme émotionnel ».
Et c’est vrai ?
« Peut-être mais je ne me suis pas laissé tomber. Je  suis en paix avec moi-même ». Apparemment, il réserve son intelligence  émotionnelle à son art. Il n’y a rien d’un infirme  dans "For the Ghosts Within".  Dans la musique, ils prennent tous leur envol jusqu’aux plus hautes  cimes qui touchent peut-être au divin. Un vrai talent, comme une vraie  passion ne peuvent être simulés. Le problème est alors uniquement les  grincements - c’est ainsi que les entendent beaucoup de gens - que  l’homme hanté par les fantômes et les démons produit en dehors de son  studio d’enregistrement.
Wyatt, qui joue au dalaï-lama, se dit étonné par « la  lutte de Gilad contre le racisme et l’oppression en tous genres et par  l’entreprise de sa vie : rechercher la signification de l’identité  juive. Gilad est l’exemple traumatique, mais optimiste, d’un phénomène  répandu parmi les migrants qui essayent de repousser leur contexte  tribal et de se reconnecter au monde et à l’humanité. C’est ce que les  juifs de la diaspora ont toujours fait. Regardez leur contribution à la  culture mondiale. Ronnie Scott venait d’une famille d’émigrés juifs de  Russie et il y a eu aussi les frères Gershwin et Bob Dylan et Léonard  Cohen et Noam Chomsky et Naomi Klein, sans parler de Jésus et de Karl  Marx, deux bons juifs qui ont fait quelques dégâts dans le monde.
« Le point de départ de Gilad est humanitaire, pas  immobilier. Grâce à lui, j’ai appris à être plus tolérant à l’égard de  la religion, de toutes les religions, et à leur témoigner du respect.  Grâce à lui par exemple, cela ne me pose aucun problème qu’Evyatar  Banai, un musicien fantastique que j’ai rencontré il y a quelques  années, soit devenu un religieux pratiquant, tout comme j’espère que mes  opinions politiques ne lui en posent pas non plus. Gilad croit que la  religion est une affaire spirituelle et non pas un permis pour piller  les oliveraies d’autrui, quelque chose que je peux comprendre.
« Le problème » poursuit Wyatt « c’est lorsque  l’illogisme religieux devient la base de la politique. La religion est  fondée sur des légendes illogiques : la mère de Jésus était une vierge  et le Père Noël descend des cheminées pour apporter des jouets. Tout  cela est très bien, mais ce n’est pas une fondation sérieuse pour la  politique qui est censée faire tourner le monde. Il est impensable de  prendre des terres qui ne sont pas à toi uniquement parce qu’il est  écrit dans la Bible - c’est-à-dire l’Ancien Testament qui est fondé sur  la férocité tribale - que Dieu a dit qu’elles t’appartiennent. Et qu’en  est-il des autres peuples ? Qu’est-ce qu’on leur a dit ? Quel Dieu leur a  distribué quelles terres ? Et qu’en est-il de ceux qui lisent un livre  différent ? Il n’y a pas moyen d’en sortir.
« On a recours à n’importe quelle excuse pour baiser le  Moyen-Orient, imposer des sentiments de culpabilité aux Palestiniens et  les comparer aux nazis, ce qui est scandaleux. Le conflit  israélo-palestinien est le nœud le plus difficile à défaire, mais des  personnes comme Gilad rêvent vraiment d’une solution et luttent pour la  réaliser de leur vivant ».
Vous l’avez appelé un jour « Don Quichotte ». Croyez-vous qu’il mène une bataille perdue ?
« Je l’ai appelé Don Quichotte pour rire et il a un  grand sens de l’humour. Je savais qu’il ne s’en offenserait pas. Il se  peut que sa bataille soit perdue, mais la guerre contre le crime par  exemple est également perdue ; pourtant, je veux quand même que la  police continue à le combattre. Gilad est un artiste qui essaie de  trouver un sens à un monde chaotique et fou. Pour lui, comme pour moi,  la politique est la chose la plus personnelle qui soit. Lui et moi ne  pouvons pas garder le silence face aux torts, aux injustices et aux  inégalités. Tous les artistes n’éprouvent pas le besoin de s’exprimer ou  d’agir sur le plan politique et vous ne pouvez forcer personne à le  faire. Pendant la seconde guerre mondiale, Picasso a choisi d’élever la  voix et Matisse a choisi de garder le silence et de disparaître ;  pourtant, tous deux étaient, et restent, de grands artistes qui ont  embelli le monde. Gilad aime choquer et surprendre dans tout ce qu’il  fait, et son existence même embellit le monde ».
Et ce monde, si délabré et détruit et compliqué qu’il soit, est le même monde qui figure dans le dernier morceau de « For the Ghosts Within » et qui termine aussi tous les concerts d’Atzmon : « What a Wonderful World ».
« Dans les bulletins de nouvelles, on ne parle que de  désastres et de guerres, et c’est naturel », remarque Wyatt. « Je suis  né à la fin de la deuxième guerre mondiale et depuis, le monde n’a pas  arrêté de se battre et de s’effondrer sous nos yeux. Mais si nous  oublions qu’il y a de la beauté et de la joie et de l’amour et tout le  reste, pourquoi rester en vie du tout ? Dire que le monde est uniquement  perturbé est une insulte à tous ceux qui partent au travail tous les  jours, qui construisent une maison pour leurs enfants et cuisinent pour  leurs amis. Il est important de jouer cette chanson avec tout son sens  et son sérieux. Je ne peux pas la chanter autrement. Cette chanson  rappelle ce que nous faisons en fait ici ».
Éloge de l’étincelle
Atzmon, qui a joué et a enregistré avec des artistes  tels que Sinead O’Connor, Ian Dury et  Robbie Williams, lance également  ce mois "The Tide Has Changed,", dernier album de  son orchestre de jazz, the Orient House Ensemble, qui célèbre son 10e  anniversaire. (Les autres membres de l’ensemble sont Frank Harrison,  Eddie Hick et Yaron Stavi, fils de Zissi Stavi, ancien éditeur  légendaire du supplément littéraire de Yedioth Ahronoth). Parmi les pistes instrumentales figurent "London Gaza" et  "We Lament." Surpris ?
Atzmon a même été accusé de déni de l’holocauste.
« Ça c’est très imprécis », dit-il. « Je me bats contre  toutes les infâmes lois et persécutions à l’encontre de ceux qu’on  appelle les négationnistes, étiquette, que je n’accepte pas. Je crois  que l’holocauste, comme tout épisode historique, doit pouvoir faire  l’objet de recherches, être examiné et discuté et débattu. Je regrette  qu’Hitler n’ait pas eu le temps d’écrire avec ses propres mots un résumé  des événements. Et je ne regrette pas que les gens lancent des œufs sur  le criminel de guerre Tony Blair, qui lors des procès de Nuremberg de  la guerre d’ Irak sera traduit en justice, incha’Allah, avec tous ceux  qui ont encouragé et financé cette guerre maudite et inutile. Par la  même occasion, Il serait bon que les chasseurs de nazis traquent plutôt  [Shaul] Mofaz et [Ehud] Barak, par exemple, au lieu de vieillards de 96  ans qui sont à peine encore en vie. C’est pathétique ».
Atzmon sait être incisif, précis et tranchant tout en  étant absurde et nébuleux ; il y a tellement de « positif » mais aussi  tellement de « négatif » - grossier et raffiné, bruyant et discret,  pédant et extrêmement professionnel avec des déclarations telles que  « je n’ai jamais fait de devoirs. J’ai écrit mes deux livres chaque fois  en deux semaines, je les ai vomis sur la page et le premier a commencé  comme une blague. »
Les romans sont - « A Guide to the Perplexed" (2001 ; situé en 2052 dans l’État palestinien qui a succédé à Israël) [Éd. fr. Le Guide des égarés, Phébus, 2005) et « My One and Only Love"  (2005 ; sur un joueur de trompette qui choisit de ne jouer qu’une seule  note et aussi sur les chasseurs de nazis ; vous remarquez  l’obsession ?). Ces romans ont été traduits dans 27 langues. Il y a  quelque chose de l’enfance, sinon d’enfantin, dans Le  Guide des égarés"  alors qu’il est lui-même occasionnellement perplexe, qu’il exhale un  charme personnel, qu’il glousse souvent et fait le malin et le  provocateur, capable d’électriser et d’hypnotiser son public.
« Il y a une étincelle chez Gilad, une passion et une  joie naturelle comme celle que l’on trouve chez les enfants », résume  Robert Wyatt. « Sa joie de créer est absolument pure. Picasso a dit  qu’il a essayé toute sa vie de peindre comme il peignait lorsqu’il était  enfant. D’après moi, Gilad n’a pas perdu cela. Il reste plein de  curiosité et de vie de façon très positive et adorable ».
« Je serai clair », dit Atzmon. « Il y a une guerre de  libération du peuple palestinien et je l’appuie sans réserve. J’ai aussi  un sentiment de culpabilité. J’ai essayé de communiquer avec les  Israéliens et j’ai échoué et c’est important de le dire. Je ne sais plus  comment communiquer avec les Israéliens ».
Pour quelqu’un qui est tellement coupé de son pays (« je  suis un exilé volontaire, mais aussi une personne déplacée et un  réfugié de mon pays natal »), Atzmon a l’air tout à fait connecté. Peu  importe « Metzitzim » ; il a aussi entendu dire par  exemple que Poliker est sorti du placard et que Miri Aloni joue dans la  rue (il aimerait toutefois savoir si c’est pour des raisons idéologiques  ou « uniquement pour l’argent »).
Pourquoi ne fais-tu pas la distinction entre les  individus et les gouvernements ? Par exemple ce qui s’est passé avec la  Flottille pour Gaza, ça n’était pas « nous ».
« C’était vous ».
Pas moi.
« Si, toi. Sans équivoque. Quand tu vis dans une  démocratie, tout crime commis par ton gouvernement est un crime que tu  commets ».
Même si je n’ai pas voté pour ce gouvernement ?
« Absolument. Dans une dictature, le dictateur assume la  responsabilité, dans une démocratie tous les citoyens ont la même  responsabilité ».
Alors qu’est-ce qu’on fait ? Comment réparer ?
« C’est la grande question ».
Qu’est-ce que je fais, je descends Netanyahou ?
« C’est toi qui l’as dit, pas moi. Et en passant,  Netanyahou est bien meilleur pour les Palestiniens que Barak ou Pérès.  Moi aussi, en tant que citoyen britannique, j’ai ma part dans les crimes  de la guerre d’Irak. Mais le public britannique au moins a constamment  exprimé son opposition à la guerre, tandis qu’en Israël, 94 % du pays a  soutenu l’opération Plomb durci. D’une part, vous voulez vous comporter  comme un État post-Lumières et me parler d’individualisme, mais d’autre  part vous vous entourez d’un mur et vous restez attachés à une identité  tribale. Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Il y a  un prix à paLes romans sont yer et tout le monde paye, moi y compris ».
Atzmon, qui a été couronné comme le successeur de Charlie Parker, ne s’attarde toutefois pas sur le prix.
« Parfois je me demande pourquoi j’ai besoin de tous ces  casse-tête. Tali dit qu’elle a épousé un musicien et que maintenant  elle a un Premier ministre chez elle ».
Tu n’es peut-être pas triste de nous avoir perdus, mais moi je suis triste de t’avoir perdu.
« C’est bon, il y a une place dans le monde pour les  personnes sentimentales. Je sais que j’ai beaucoup de lecteurs en Israël  et ils savent comment me contacter ».
Je pense à Gilad Atzmon de la même manière qu’Arik  Einstein pensait à la fille qu’il avait vue sur le chemin de l’école  dans une chanson emblématique : que pour nous, il est perdu. La  diplomatie publique israélienne a perdu quelqu’un qui aurait pu être une  de ses plus belles voix : claire, charismatique, brillante. Le score  est actuellement de 1 à 0 en faveur de la Palestine.
Edité par Fausto Giudice