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mercredi 8 septembre 2010

Interview de Ghislain Poissonnier juriste et auteur de "Les chemins d'Hébron-Un an avec le CICR en Cisjordanie"

07/09/2010 
Ghislain Poissonnier est l’auteur de « Les chemins d’Hébron – Un an avec le CICR en Cisjordanie », L’Harmattan, 2010. Il a accepté de répondre à quelques questions de l’auteur de ce blog.
 
Dans quel cadre avez-vous été amené à vous rendre en Palestine ?
J’ai vécu en Palestine pendant un an de juin 2008 à juillet 2009, en qualité de travailleur humanitaire et de juriste. Plus spécifiquement, j’ai été envoyé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour une mission d’un an dans la région d’Hébron, située au sud de la Cisjordanie. A ce titre, je tiens à préciser que je suis ni un politologue, ni un journaliste ou un chercheur spécialiste du conflit israélo-palestinien.
Pour mémoire, le CICR est une organisation non gouvernementale (ONG) disposant d’un mandat international qui lui est confié par les quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, ratifiées par l’ensemble des Etats de la communauté internationale, y compris l’Etat d’Israël. Ce mandat consiste à agir en vue de la protection de la population civile dans les zones affectées par les conflits armés et de la protection des personnes détenues en relation avec ces conflits. La Cisjordanie étant un territoire occupé par Israël depuis 1967, les dispositions de la IVème Convention de Genève relatives à l’occupation (qui confèrent des droits et obligations à la puissance occupante) s’y appliquent dans leur intégralité. Le CICR travaille au respect de ces dispositions qui ont essentiellement pour but de permettre à la population civile de mener une vie la plus proche possible de la normale. Il faut ainsi rappeler que l’article 49§6 de la IVème Convention de Genève interdit toute forme de transfert de la population de la puissance occupante dans le territoire occupé. Le CICR a ainsi condamné à plusieurs reprises publiquement la politique de colonisation israélienne en Cisjordanie, en ce qu’elle est totalement contraire au droit international.
Concrètement à Hébron, mon travail consistait d’une part à visiter les prisons palestiniennes en vue d’améliorer les conditions de détention et d’autre part à documenter les cas de violations du droit international humanitaire en vue de pousser les autorités israéliennes à respecter les règles protégeant la population civile. J’ai publié un ouvrage (« Les chemins d’Hébron », L’Harmattan 2010) pour décrire le travail que j’y ai effectué et ce que j’y ai vu. C’est donc à ce titre que je m’exprime.
 
A la lumière de vos séjours en Palestine occupée, comment décririez vous le ressenti des Palestiniens envers Mahmoud Abbas, diriez vous que la population lui fait confiance pour mener à bien leur destin ?
Pour les raisons évoquées plus haut, il m’est difficile de répondre à votre question. Toutefois, comme délégué du CICR, j’ai été amené à travailler tant avec les représentants de l’administration militaire israélienne qu’avec ceux de l’autorité palestinienne. S’agissant de ces derniers, j’ai noté leur professionnalisme. La plupart de mes interlocuteurs palestiniens (administration, police, justice, services de sécurité, services de santé, services du développement économique et rural, mairies etc.) semblaient être dotés d’un bon niveau de formation, animés du souci de bien faire, conscients de la nécessité d’agir dans le respect des consignes hiérarchiques (venues de Ramallah) et désireux d’assumer leur responsabilité pour montrer qu’ils étaient capable de « gérer » la Cisjordanie. Ils étaient aussi demandeurs de rencontres, de conseils ou de formations de la part des internationaux (ONU, UE, grandes ONG). Cela n’est pas très fréquent de trouver une administration de cette qualité dans une zone affectée par un conflit armé. Au-delà des divergences politiques, la population palestinienne semblait relativement consciente de cela et de vivre un moment charnière où de véritables services publics se mettaient en place, surtout depuis que le Premier ministre Salam Fayyad avait lancé des réformes en profondeur de l’administration.

Quel est votre avis sur les négociations en cours ?
Pour les mêmes raisons qu’évoquées plus haut, je n’ai pas d’avis particulier sur les négociations en cours. En revanche, ce qui m’a frappé lorsque j’étais en Cisjordanie, c’était le décalage existant entre les discours et la réalité du terrain et le fait que ce sont toujours les civils qui paient le « prix fort ». Dans la sphère politique, des négociations (indirectes et directes depuis peu) ont lieu et les discours sont marqués par une certaine retenue, ce qui est surement une bonne chose.
Toutefois, sur place, la population civile souffre au quotidien du conflit, de l’occupation, des mesures de sécurité de l’armée israélienne : atteintes à la vie et à l’intégrité physique, au droit de propriété, au droit au travail et à l’enseignement, à la liberté de mouvement, à la liberté de culte, à l'accès aux ressources naturelles, au droit à la sûreté etc. Ce n’est pas que de la rhétorique. Ce sont autant de vies endommagées ou brisées. Lorsqu’un paysan voit ses terres être saisies pour l’extension d’une colonie, il est difficile de trouver les mots pour lui redonner confiance dans l’avenir ; lorsqu’une maison est détruite par un bulldozer israélien parce qu’elle a été construite en zone C, il est difficile d’expliquer à la famille concernée que les choses vont s’arranger ; lorsqu’un enfant reste paralysé à vie parce qu’il a reçu une balle dans le dos tiré par un militaire israélien qui n’a pas apprécié qu’on lui lance une pierre, il est difficile de parler à sa mère de perspective prochaine de paix. Le ressenti est certainement similaire pour les civils israéliens qui souffrent des tirs de roquettes palestiniennes tirées par les combattants du Hamas depuis la bande de Gaza, tout comme pour un Palestinien de Gaza lorsque sa maison est bombardée en riposte.
Quant à la colonisation (dont on sait qu’elle est au cœur des négociations directes en cours), dans la région d’Hébron et ailleurs, elle s’est intensifiée depuis la seconde Intifada et rien ne semble pouvoir enrayer sa dynamique. Le nombre de colons continue de croître de 4 à 6% par an. Le moratoire actuel ne concerne ni la croissance dite naturelle, ni les implantations sauvages, ni Jérusalem-Est. Il faut bien comprendre que la colonisation est tout simplement une forme d’expropriation des Palestiniens de leur propre pays. On leur vole leurs terres, leurs maisons, leurs ressources et on les repousse vers des zones surpeuplées ou arides. De ce fait, ceux qui le peuvent font le choix de partir à l’étranger chercher une vie meilleure. Encore une fois, la colonisation est interdite par le droit international et a été condamnée maintes fois par le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale des Nations Unies, l’Union européenne, les Etats-Unis, la Ligue arabe etc. Alors, faire comme si on pouvait discuter et négocier sur la colonisation, son contenu, ses modalités et finalement en faire une monnaie d’échange, cela paraît un peu surréaliste.
Toutefois, rien  n’interdit d’être optimiste et il existe des exemples dans l’histoire où des responsables politiques ont réussi à imposer des choix de paix.
La classe politique israélienne est unanime pour le maintien d'un statu quo, est-ce-que la rue israélienne est du même avis ?
J’ai été surpris de constater que « la rue israélienne » ne s’intéressait pas beaucoup à la situation en Palestine. Je me suis rendu très souvent en Israël, notamment le week-end, et y ai discuté avec beaucoup de monde. La plupart des Israéliens que j’ai rencontré savent qu’il y a un conflit à Gaza et en Cisjordanie. Ils savent que leur armée y est déployée et que des colons y sont présents, mais en gros cela s’arrête un peu là. Il doit y avoir un phénomène de lassitude de l’opinion publique israélienne face aux troubles qui durent depuis plus de 20 ans ; la situation dans les territoires palestiniens ne l’intéresse pas plus que cela ; pour caricaturer un peu, le sentiment général semble être « moins on en entend parler, mieux on se porte ». Par exemple, les violents incidents en Cisjordanie sont souvent relayés en second plan, voir en dernière page, dans la presse écrite israélienne et ne sont pratiquement jamais évoqués au journal télévisé, sauf si des colons sont tués. Ce qui semble compter avant tout pour l’opinion publique israélienne, c’est qu’il n’y ait plus d’attentats suicide et d’attaques sur le sol israélien ; le reste ne suscite guère l’intérêt. Il faut dire que depuis la première Intifada, les liens qui existaient entre les populations israélienne et palestinienne du fait du travail, des voyages, des échanges culturels, sportifs ou religieux se sont singulièrement réduits en raison des restrictions dites de sécurité. Tout ceci doit contribuer à ce que la classe politique israélienne souhaite finalement une forme de statu quo.
En votre qualité d'envoyé du CICR, que pouvez vous nous préciser sur la situation des prisonniers palestiniens dans les geôles de l'occupant ?
Un délégué du CICR n’est pas habilité à parler de la situation des prisonniers qu’il visite. S’il le faisait, le CICR risquerait de perdre le droit de visiter les prisonniers, ce qui serait in fine préjudiciable aux détenus eux-mêmes. Les observations faites par un délégué lors des visites dans les prisons font l’objet d’un dialogue confidentiel avec les autorités détentrices. Dans le contexte israélo-palestinien, les délégués du CICR visitent les prisons israéliennes dans lesquelles sont emprisonnés environ 11.000 Palestiniens et les prisons palestiniennes (administrées par le Hamas dans la bande de Gaza et par l’Autorité palestinienne en Cisjordanie) dans lesquelles sont emprisonnés près de 2.000 Palestiniens. Ils dialoguent constamment avec les autorités détentrices, tant israéliennes que palestiniennes, en vue d’améliorer les conditions de détention des prisonniers. C’est un travail de longue haleine, utile et apprécié tant par les prisonniers que par les autorités. Le CICR organise aussi un programme de visites familiales qui permet, chaque mois, à près de 20.000 Palestiniens d’aller visiter leurs proches dans une des 27 prisons situées en Israël où ils sont détenus.
Ceci étant dit, la situation des prisonniers palestiniens dans les centres de détention israéliens est relativement bien connue (avec ses aspects positifs et les points qui restent à améliorer). Les conditions de détention ont été décrites publiquement soit par d’anciens prisonniers palestiniens qui ont été libérés, soit par des Israéliens eux-mêmes (rapports parlementaires, décisions de justice etc.), soit par des rapports d’ONG palestiniennes et israéliennes.
Concernant Jérusalem-Est, pensez vous possible que dans le cadre de négociations de paix Israël accepte de laisser cette partie de la ville sous autorité palestinienne ?
Le travailleur humanitaire que je suis observe que la question du statut de Jérusalem a été rendue plus complexe à résoudre du fait de la colonisation de Jérusalem-Est qui a commencé dès 1967. En 2010, 200.000 colons israéliens vivent à Jérusalem-Est aux côtés de 250.000 Palestiniens ; et rien n’indique que la colonisation de cette partie de la ville va cesser ; bien au contraire, comme le montre les expulsions dans le quartier de Sheikh Jarrah et les projets de construction dans différents endroits de la ville (Silwan, Ramat Shlomo, Gilo, Maale Adoumim etc). Par ailleurs, le mur dit de sécurité a été construit très à l’Est et place Jérusalem-Est et toute sa banlieue sous contrôle israélien direct. Il coupe ainsi les Palestiniens de Jérusalem-Est de leurs proches de la Cisjordanie, minant la cohérence géographique et démographique du futur Etat palestinien, avec pour effet de risquer de le priver de sa capitale historique. Ce tracé du mur, condamné par la Cour internationale de justice de La Haye en 2004, a été déterminé en connaissance de cause par les autorités israéliennes et s’inscrit en cohérence avec la loi fondamentale israélienne du 30 juillet 1980 faisant de Jérusalem « entière et réunifiée » la capitale de l’Etat d’Israël, loi qui n’a jamais été reconnue par la communauté internationale. Aujourd’hui, la colonisation de Jérusalem-Est, à la différence de celle dans le reste de la Cisjordanie qui est plus débattue, semble faire l’objet d’un consensus en Israël. Il serait donc surprenant que l’Etat israélien renonce à une politique à la fois ancienne et admise par la majorité de sa population. Toutefois, encore une fois, rien  n’interdit d’être optimiste.
Quelle est la situation politique du Hamas en Cisjordanie et Hébron - Al Khalil?
Je précise à nouveau de ne pas être un journaliste ou un politologue. Ce que je peux vous dire, c’est que le Hamas avait remporté les élections municipales à Hébron en 2005. Le Hamas ne dirige plus actuellement la municipalité mais il bénéficie d’un soutien certain au sein de la population locale. Hébron est une ville traditionnellement assez religieuse et conservatrice dont la population se reconnait en partie dans ce mouvement. La situation particulière provoquée par la présence de 600 colons souvent violents au cœur même de la ville doit aussi y contribuer. Sur place, comme tous les délégués du CICR, il m’est arrivé de rencontrer et de discuter avec des sympathisants et des représentants du Hamas, que ce soit en ville ou dans les centres de détention palestiniens. Il s’agit de contacts tout à fait classiques, comme cela se fait avec tous les autres mouvements politiques ou militaires, puisque le CICR, du fait de son mandat confié par les Conventions de Genève, doit rencontrer toutes les parties au conflit. Le but de ces rencontres est de discuter avec nos interlocuteurs de l’action humanitaire entreprise au profit de la population civile par le CICR, de nouer un dialogue avec eux et de leur rappeler les règles du droit international humanitaire qu’ils sont tenus de respecter. Les délégués du CICR rencontrent également les représentants du Hamas qui administrent la bande de Gaza et cela permet de les sensibiliser au nécessaire respect des règles protégeant la population civile.
Dans le cadre de vos relations avec l’armée israélienne, comment décririez-vous l'état d'esprit des troupes?
N’étant pas expert militaire, il m’est donc difficile de répondre avec précision. Au cours de cette mission effectuée avec le CICR, j’avais des contacts quasi-quotidiens (au téléphone) et des réunions de travail (deux à trois fois par mois) avec les militaires israéliens et notamment les représentants de l’administration militaire. Le but de ces rencontres est là aussi de discuter avec nos interlocuteurs de l’action humanitaire entreprise au profit de la population civile par le CICR, de nouer un dialogue avec eux sur des cas précis dont l’armée israélienne a la charge en tant que puissance occupante et de leur rappeler les règles du droit international humanitaire qu’ils sont tenus de respecter. Certains de mes interlocuteurs étaient des appelés qui effectuaient leur service militaire ; d’autres étaient des militaires de carrière. Tous semblaient avoir une bonne connaissance de la situation en Cisjordanie. Ils étaient animés par un souci du professionnalisme et semblaient bien formés ; d’une certaine façon, eux aussi pourraient être décrit comme des « fonctionnaires », tant l’occupation dure depuis longtemps. Certains de ces militaires qualifiaient ainsi leur mission de « routine ». D’autres la ressentaient plus comme un moment désagréable à passer, tout en la considérant comme justifiée au regard de ce qu’ils qualifiaient de « lutte contre la terreur ». La difficulté majeure pour Tsahal en Cisjordanie est sans doute d’agir contre les colons lorsque ceux-ci agressent les Palestiniens ou détruisent leurs biens, comme cela se voit parfois tous les jours dans la ville d’Hébron. Les militaires agissent vite et fort quand les Palestiniens s’en prennent à eux ou aux colons. Dans le cas inverse, l’intervention est rare, lente et souvent inefficace. Cela contribue à créer une culture de l’impunité parmi les colons qui les encouragent à la violence et un sentiment d’écœurement chez les Palestiniens. Les militaires israéliens pensent que leur raison d’être en Cisjordanie est d’y assurer l’ordre en réprimant les Palestiniens qui s’opposent à leur présence.  Or, au sens du droit international, une armée d’occupation a aussi pour mission de protéger la population civile des attaques dont elle est victime, en l’espèce des attaques quasi-quotidiennes des colons.
Comment décririez vous le travail des humanitaires dans cette région?
Il y a énormément d’ONG en Cisjordanie. Celles-ci sont d’horizon très divers (laïques ou confessionnelles, nationales ou internationales et) et font tant de l’urgence que du développement. L’ONU est également très présente, son bureau OCHA assurant la coordination de l’action des ONG. L’UNRWA, qui est une agence onusienne, effectue un travail considérable dans les camps de réfugiés. En Cisjordanie, peuplée de près de 2,4 millions de Palestiniens, 19 camps de réfugiés regroupent encore environ 180.000 personnes. L’aide qui est apportée aux réfugiés demeure absolument indispensable, car ils vivent encore dans des camps surpeuplés et peu équipés. Mais même hors des camps, les besoins restent très importants. Par exemple, une enquête du CICR a montré que 80% des Palestiniens résidants dans la zone d’Hébron sous contrôle directe de l’armée israélienne vivent maintenant sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 100 dollars par mois. Ce sont des victimes économiques directes de la colonisation et des mesures dites de sécurité de l'armée israélienne qui empêchent de commercer, de se déplacer, de construire etc. C’est la raison pour laquelle le CICR délivre tous les mois à Hébron, dans le cadre d’un programme d’assistance, des colis de nourriture à environ 8.000 personnes. Bien d’autres situations nécessitent une action rapide et d’envergure. Globalement, les travailleurs humanitaires sont bien acceptés par les deux camps. C’est d’ailleurs tout à l’honneur des autorités tant israéliennes que palestiniennes que de permettre aux ONG de mener leurs actions humanitaires au service de la population civile palestinienne qui souffre des conséquences du conflit et de l’occupation. Ainsi, les ONG peuvent effectuer leur travail dans de bonnes conditions. Et aussi rendre publiques les actions entreprises. Juste retour des choses, on ne peut qu’être frappé par la qualité de l’engagement de ces travailleurs humanitaires au service du bien-être de la population civile palestinienne.
Propos receuilli par Ismael Mulla