28 juillet 2010
par                  Thierry Meyssan*
Happée par le conflit qui fait rage entre son président et son Premier  ministre, la Russie est en train de laisser passer une chance historique  de se déployer au Proche-Orient. Les élites russes n’ont pas su  élaborer de stratégie dans cette région lorsqu’elles en avaient la  possibilité et ne sont plus en mesure de la définir aujourd’hui. Pour  Thierry Meyssan, Moscou est paralysé : il ne parvient pas à tirer  pleinement parti de l’échec du « remodelage » états-unien, ni à répondre  aux attentes que Vladimir Poutine a suscitées.
L’échec israélien face à la Résistance libanaise, à l’été 2006, a  marqué la fin de l’hégémonie états-unienne au Proche-Orient. En quatre  ans, la donne militaire, économique et diplomatique de la région a été  entièrement renouvelée. Dans la période actuelle, le triangle  Turquie-Syrie-Iran s’affirme comme leader, tandis que la Chine et la  Russie étendent leur influence au fur et à mesure du retrait US.  Cependant Moscou hésite à saisir toutes les opportunités qui s’offrent à  lui d’abord parce que le Proche-Orient n’est pas sa priorité, ensuite  parce qu’il n’y a pas de projet consensuel des élites russes pour cette  région, et enfin parce que les conflits du Proche-Orient renvoient la  Russie à des problèmes internes non résolus. Etat des lieux :
2001-2006 et le mythe du remodelage du « Proche-Orient élargi »
L’administration Bush avait su rassembler autour d’un projet  grandiose le lobby pétrolier, le complexe militaro-industriel et le  mouvement sioniste : dominer les champs pétroliers de la mer Caspienne à  la Corne de l’Afrique en redessinant la carte politique sur la base de  petits ethno-Etats. Délimitée non en fonction de sa population mais des  richesses de son sous-sol, la zone a d’abord été nommée « Croissant de  crise » par l’universitaire Bernard Lewis, puis a été désignée comme  « Proche-Orient élargi » (Greater Middle East) par George W. Bush.
Washington n’a pas lésiné sur les moyens pour la « remodeler ». Des  sommes gigantesques ont été englouties pour corrompre les élites locales  afin qu’elles renoncent à leurs intérêts nationaux au profit d’intérêts  personnels dans une économie globalisée. Surtout, une armada titanesque  a été transportée en Afghanistan et en Irak pour prendre en tenaille  l’Iran, principal acteur de la région à tenir tête à l’Empire. Déjà les  projets cartographiés de l’état-major états-unien circulaient. On y  voyait tous les Etats de la région, y compris les alliés de Washington,  dépecés en multiples émirats, incapables de se défendre. Tandis que la  Maison-Blanche imposait à l’Irak vaincu une partition en trois Etats  fédérés (un kurde, un sunnite et un chiite).
Alors que rien ne semblait pouvoir arrêter ce processus de  domination, le Pentagone confia à Israël le soin de détruire les fronts  secondaires avant l’attaque de l’Iran. Il s’agissait d’éradiquer le  Hezbollah libanais et de renverser le gouvernement syrien. Las ! Après  avoir écrasé un tiers du Liban sous un tapis de bombes sans équivalent  depuis la guerre du Vietnam, Israël était contraint de se retirer sans  avoir atteint un seul de ses objectifs. Cette défaite a marqué le  renversement du rapport de force.
Dans les mois qui suivirent, les généraux états-uniens se révoltèrent  contre la Maison-Blanche. Ils ne maitrisaient toujours pas la situation  en Irak et anticipaient avec effroi les difficultés d’une guerre contre  un Etat bien armé et organisé, l’Iran, sur fond d’embrasement régional.  Unis autour de l’amiral William Fallon et du vieux général Brent  Scowcroft, ils firent alliance avec des politiciens réalistes qui  s’opposaient à ce dangereux sur-déploiement militaire. Tous utilisèrent  la Commission Baker-Hamilton pour influencer l’électorat états-unien  jusqu’à renverser le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et à  imposer un des leurs pour lui succéder : Robert Gates. Par la suite, les  mêmes personnalités hissèrent Barack Obama à la Maison-Blanche, pourvu  qu’il conserve Robert Gates au Pentagone.
En réalité, l’état-major US n’a pas de stratégie de rechange après  l’échec du « remodelage ». Il se préoccupe exclusivement de stabiliser  ses positions. Les GI’s se sont retirés des grandes villes irakiennes et  se sont repliés dans leurs bases. Ils ont laissé la gestion du pays aux  Israéliens dans la partie kurde, aux Iraniens dans les parties arabes.  Le département d’Etat a cessé ses cadeaux somptueux aux dirigeants de la  région et semble de plus en plus avare en ces temps de crise  économique. Les obligés d’hier se cherchent de nouveaux maîtres qui les  nourrissent.
Seul Tel-Aviv pense que le repli états-unien n’est qu’une éclipse, et  que le « remodelage » reprendra une fois la crise économique terminée.
La formation du triangle Turquie-Syrie-Iran
Washington avait imaginé que le démantèlement de l’Irak serait contagieux. La guerre civile entre chiites et sunnites (la Fitna,  selon l’expression arabe) aurait dû projeter l’Iran contre l’Arabie  saoudite et diviser tout le monde arabo-musulman. La quasi-indépendance  du Kurdistan irakien aurait dû sonner l’heure de la sécession kurde en  Turquie, en Syrie et en Iran.
A contrario, la diminution de la pression états-unienne en  Irak a scellé l’alliance des frères ennemis turcs, syriens et iraniens.  Tous ont réalisé qu’ils devaient s’unir pour survivre et qu’unis, ils  pouvaient exercer le leadership régional. En effet, à eux trois, ces  Etats couvrent l’essentiel du champ politique régional. La Turquie,  héritière de l’Empire ottoman, incarne le sunnisme politique. La Syrie,  seul Etat baasiste depuis la destruction de l’Irak, incarne la laïcité.  Enfin, l’Iran, depuis la révolution de Khomeini, incarne le chiisme  politique.
En quelques mois, Ankara, Damas et Téhéran ont ouvert leurs  frontières communes, diminué leurs droits de douane, et jeté les bases  d’un marché commun. Cette ouverture a créé un appel d’air et une  soudaine croissance économique. Du coup, elle rencontre un vrai soutien  populaire, malgré le souvenir des querelles précédentes.
Cependant, chacun de ces Etats a son talon d’Achille par lequel non  seulement les Etats-Unis et Israël, mais aussi certains de leurs voisins  arabes, espèrent les blesser.
- Tout autant que Mahmoud Ahmadinejad, Vladimir Poutine est devenu pour Washington « l’homme à abattre ».
 - © Mehdi Ghasemi, Agence ISNA
 
Le programme nucléaire iranien
Depuis plusieurs années, Tel-Aviv et Washington accusent l’Iran de  violer ses obligations de signataire du Traité de non-prolifération et  de poursuivre un programme nucléaire militaire secret. Du temps du Shah  Reza Pahlevi, les mêmes capitales —plus Paris— avaient organisé un vaste  programme pour doter l’Iran de la bombe atomique. Personne ne pensait à  ce moment-là qu’un Iran nucléaire représenterait une menace  stratégique, dans la mesure où ce pays n’a pas eu de comportement  expansionniste au cours des derniers siècles. Une campagne de  communication, fondée sur des informations volontairement falsifiées, a  alors objecté que les actuels dirigeants iraniens seraient des  fanatiques qui pourraient utiliser la bombe, s’ils en avaient une, de  manière irrationnelle, donc dangereuse pour la paix mondiale.
Pourtant, les dirigeants iraniens affirment s’interdire de fabriquer,  de stocker ou d’utiliser la bombe atomique, précisément pour des  raisons idéologiques. Et ils sont crédibles sur ce point. Souvenons-nous  de la guerre déclarée par l’Irak de Saddam Hussein contre l’Iran de  Rouhollah Khomeini. Lorsque Bagdad lança des missiles sur les villes  iraniennes, Téhéran lui répondit à l’identique. Les missiles en question  étaient des projectiles non guidés, que l’on tirait dans une direction  et à une certaine puissance, et qui tombaient à l’aveuglette. L’imam  Khomeini intervint alors pour dénoncer l’usage de ces armes par son  état-major. Selon lui, de bons musulmans ne pouvaient prendre le risque  moral de tuer massivement des civils en ciblant des militaires. Il avait  alors prohibé le tir de missiles sur des villes, ce qui déséquilibra  les forces en présence, allongea la guerre, et ajouta des souffrances à  son peuple. Aujourd’hui son successeur, le Guide suprême de la  Révolution, Ali Khanenei, défend la même éthique à propos des armes  nucléaires, et l’on ne voit pas très bien quelle faction de l’Etat  pourrait passer outre son autorité et fabriquer secrètement une bombe  atomique.
En réalité, l’Iran, depuis la fin de la guerre que lui livra l’Irak, a  anticipé l’épuisement de ses réserves d’hydrocarbures. Il a voulu se  doter d’une industrie nucléaire civile pour assurer son développement  sur le long terme, et celui des autres Etats du tiers-monde. Pour ce  faire, les Gardiens de la Révolution ont constitué un corps spécial de  fonctionnaires dédié à la recherche scientifique et technique, organisé  selon le modèle soviétique au sein de villes secrètes. Ces chercheurs  travaillent également à d’autres programmes, notamment ceux d’armement  conventionnel. L’Iran a ouvert toutes ses installations de production  nucléaire aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’Energie  atomique (AIEA), mais refuse de leur ouvrir les centres de recherche  d’armement conventionnel. On se retrouve donc dans une situation déjà  vue : les inspecteurs de l’AIEA confirment qu’aucun indice ne permet  d’accuser l’Iran, tandis que la CIA et le Mossad affirment sans apporter  d’indice que l’Iran cache des activités illicites au sein de son vaste  secteur de recherche scientifique. Cela ressemble à s’y méprendre à la  campagne d’intoxication de l’administration Bush qui accusait les  inspecteurs de l’ONU de ne pas faire correctement leur travail et  d’ignorer les programmes d’armes de destruction massive de Saddam  Hussein.
Aucun pays au monde n’ayant fait l’objet d’autant d’inspection de  l’AIEA, il n’est pas sérieux de continuer à accuser l’Iran, mais cela  n’érode pas la mauvaise foi de Washington et de Tel-Aviv. L’invention de  cette prétendue menace est indispensable au complexe militaro  industriel qui  met en œuvre depuis des années le programme israélien de  « bouclier anti-missile » avec les fonds des contribuables  états-uniens. Sans menace iranienne, plus de budget !
Téhéran a mené deux opérations pour s’extraire du piège qu’on lui a  tendu. Il a d’abord organisé une conférence internationale pour un monde  dénucléarisé, au cours de laquelle il a —enfin !— expliqué sa position à  ses principaux partenaires (17 avril). De plus, il a accepté la  médiation du Brésil, dont le président Lula da Silva ambitionne de  devenir secrétaire général de l’ONU. M. Lula a demandé à son homologue  états-unien quelle mesure serait susceptible de rétablir la confiance.  Par écrit, Barack Obama lui a répondu que le compromis conclu en  novembre 2009 et jamais ratifié ferait l’affaire. Le président Lula est  venu à Moscou s’assurer que son homologue russe était sur la même ligne.  Le président Dmitry Medvedev lui a confirmé publiquement que de son  point de vue aussi, le compromis de novembre suffirait à résoudre la  crise. Le lendemain, 18 mai, M. Lula a signé avec son homologue iranien,  Mahmoud Ahmadinejad, un document correspondant en tous points aux  exigences états-uniennes et russe. Mais la Maison-Blanche et le Kremlin  ont soudain fait volte face et, revenant sur leur position, ont dénoncé  des garanties insuffisantes. 
Il n’y a pourtant aucune différence significative entre le texte ratifié en mai 2010 et celui négocié en novembre 2009.
Il n’y a pourtant aucune différence significative entre le texte ratifié en mai 2010 et celui négocié en novembre 2009.
- Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan (à gauche) s’efforce de restaurer l’indépendance de son pays par rapport à la tutelle états-unienne. En ouvrant son pays au commerce russe, il entend rééquilibrer les relations internationales. Son ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu (à droite), tente de régler un à un les conflits hérités du passé qui entravent la marge de manœuvre d’Ankara.
 - © Service de presse du Kremlin
 
Le passif de la Turquie
La Turquie a hérité d’un grand nombre de problèmes avec ses minorités  et ses voisins qui ont été entretenus par les Etats-Unis pour la  maintenir durant des décennies dans une situation de dépendance et de  vassalité. Le professeur Ahmet Davutoğlu, théoricien du néo-ottomanisme  et nouveau ministre des Affaires étrangères, a élaboré une politique  extérieure qui vise d’abord à dégager la Turquie des interminables  conflits où elle s’est embourbée, puis à multiplier ses alliances au  travers de quantité d’institutions inter-gouvernementales.
Le différent avec la Syrie a été le premier réglé. Damas a cessé de  jouer avec les Kurdes et a renoncé à ses prétentions irrédentistes sur  la province du Hatay. En échange, Ankara a cédé sur la question du  partage des eaux fluviales, l’a aidé à sortir de l’isolement  diplomatique et a même organisé des négociations indirectes avec  Tel-Aviv qui occupe le Golan syrien. En définitive, le président Bachar  el-Assad a été reçu en Turquie (2004) et le président Abdullah Gül en  Syrie (2009). Un Conseil de coopération stratégique a été mis en place  entre les deux pays. 
Concernant l’Irak, Ankara s’est opposé à l’invasion du pays par les Anglo-Saxons (2003). Il a fait interdiction aux Etats-Unis d’utiliser les bases de l’OTAN situées sur son territoire pour attaquer Bagdad, provoquant la colère de Washington et retardant la guerre. Lorsque les Anglo-Saxons passèrent formellement le pouvoir à des autochtones, Ankara favorisa le processus électoral et encouragea la minorité turkmène à y participer. Puis, la Turquie allégea le contrôle à la frontière et facilita le commerce bilatéral. Seule ombre persistante au tableau : si les relations avec le gouvernement national de Bagdad sont excellentes, celles avec le gouvernement régional kurde d’Erbil sont chaotiques. L’armée turque s’est même octroyée le droit de poursuite des séparatistes du PKK en territoire irakien —certes, avec l’aval et sous le contrôle du Pentagone—. Quoi qu’il en soit, un accord a été signé pour garantir l’exportation du pétrole irakien par le port turc de Ceyhan.
Ankara a pris une série d’initiatives pour mettre fin au conflit séculaire avec les Arméniens. Utilisant la « diplomatie du football », il a admis le massacre de 1915 (mais pas sa qualification de « génocide »), est parvenu à établir des relations diplomatiques avec Ierevan, et cherche une solution au conflit du Haut-Karabagh. Cependant, l’Arménie a suspendu la ratification de l’accord bipartite de Zurich.
Le passif est également très lourd avec la Grèce et Chypre. Le partage de la mer Egée n’est toujours pas clair et l’armée turque occupe le Nord de la République de Chypre. Là encore, Ankara a proposé diverses mesures pour rétablir la confiance, notamment la réouverture mutuelle des ports et aéroports. Néanmoins, les relations sont encore loin de la normalisation et, pour le moment, Ankara ne semble pas vouloir lâcher l’auto-proclamée République turque de Chypre du Nord.
Concernant l’Irak, Ankara s’est opposé à l’invasion du pays par les Anglo-Saxons (2003). Il a fait interdiction aux Etats-Unis d’utiliser les bases de l’OTAN situées sur son territoire pour attaquer Bagdad, provoquant la colère de Washington et retardant la guerre. Lorsque les Anglo-Saxons passèrent formellement le pouvoir à des autochtones, Ankara favorisa le processus électoral et encouragea la minorité turkmène à y participer. Puis, la Turquie allégea le contrôle à la frontière et facilita le commerce bilatéral. Seule ombre persistante au tableau : si les relations avec le gouvernement national de Bagdad sont excellentes, celles avec le gouvernement régional kurde d’Erbil sont chaotiques. L’armée turque s’est même octroyée le droit de poursuite des séparatistes du PKK en territoire irakien —certes, avec l’aval et sous le contrôle du Pentagone—. Quoi qu’il en soit, un accord a été signé pour garantir l’exportation du pétrole irakien par le port turc de Ceyhan.
Ankara a pris une série d’initiatives pour mettre fin au conflit séculaire avec les Arméniens. Utilisant la « diplomatie du football », il a admis le massacre de 1915 (mais pas sa qualification de « génocide »), est parvenu à établir des relations diplomatiques avec Ierevan, et cherche une solution au conflit du Haut-Karabagh. Cependant, l’Arménie a suspendu la ratification de l’accord bipartite de Zurich.
Le passif est également très lourd avec la Grèce et Chypre. Le partage de la mer Egée n’est toujours pas clair et l’armée turque occupe le Nord de la République de Chypre. Là encore, Ankara a proposé diverses mesures pour rétablir la confiance, notamment la réouverture mutuelle des ports et aéroports. Néanmoins, les relations sont encore loin de la normalisation et, pour le moment, Ankara ne semble pas vouloir lâcher l’auto-proclamée République turque de Chypre du Nord.
- Le président Mevedev est venu négocier en Syrie la rénovation et l’agrandissement des facilités offertes à la flotte russe. D’ici trois ans, le port de Tartous pourrait ainsi recevoir des destroyers et des sous-marins. Pour servir quelle stratégie ?
 - © Service de presse du Kremlin
 
L’isolement diplomatique de la Syrie
Washington reproche à la Syrie de poursuivre la guerre contre Israël  par intermédiaires interposés : les services iraniens, le Hezbollah  libanais et le Hamas palestinien. Les Etats-Unis ont donc feint de  considérer le président Bachar el-Assad comme commanditaire de  l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, et ont  mis en place un Tribunal pénal spécial en vu de le juger.  
Avec une habileté surprenante, M. Assad, que l’on présentait comme un « fils-à-papa » incompétent, a su se tirer d’affaire sans rien lâcher, ni tirer un coup de feu. Les témoignages de ses accusateurs se sont dégonflés et Saad Hariri, le fils du défunt, a cessé de réclamer qu’on l’enchaîne pour venir lui rendre d’amicales visites à Damas. Plus personne ne veut financer le Tribunal spécial et il est possible que l’ONU le démantèle avant qu’il ait eu à siéger, à moins qu’il ne soit utilisé pour charger le Hezbollah.
Enfin, à Hillary Clinton qui lui enjoignait de rompre avec l’Iran et le Hezbollah, Bachard el-Assad a répondu en organisant un sommet impromptu avec Mahmoud Ahmadinejad et Hassan Nasrallah.
Avec une habileté surprenante, M. Assad, que l’on présentait comme un « fils-à-papa » incompétent, a su se tirer d’affaire sans rien lâcher, ni tirer un coup de feu. Les témoignages de ses accusateurs se sont dégonflés et Saad Hariri, le fils du défunt, a cessé de réclamer qu’on l’enchaîne pour venir lui rendre d’amicales visites à Damas. Plus personne ne veut financer le Tribunal spécial et il est possible que l’ONU le démantèle avant qu’il ait eu à siéger, à moins qu’il ne soit utilisé pour charger le Hezbollah.
Enfin, à Hillary Clinton qui lui enjoignait de rompre avec l’Iran et le Hezbollah, Bachard el-Assad a répondu en organisant un sommet impromptu avec Mahmoud Ahmadinejad et Hassan Nasrallah.
Et la Russie ?
L’affirmation du triangle Turquie-Syrie-Iran correspond au déclin de  la puissance militaire d’Israël et des Etats-Unis. La nature ayant  horreur du vide, l’espace vacant s’ouvre à d’autres puissances.
La Chine est devenue le principal partenaire commercial de l’Iran et  s’appuie sur l’expertise des Gardiens de la Révolution pour écarter les  embuches de la CIA en Afrique. En outre, elle apporte un soutien  militaire aussi discret qu’efficace au Hezbollah (auquel elle a  probablement livré des missiles sol-mer et des système de guidage  résistant aux brouillages) et au Hamas (qui a ouvert une représentation à  Pékin). Toutefois, elle se hasarde prudemment et lentement sur la scène  proche-orientale et n’entend pas y jouer de rôle décisif.
Toutes les attentes se tournent donc vers Moscou, absent depuis la  dislocation de l’Union soviétique. La Russie ambitionne de redevenir une  puissance mondiale, mais hésite à s’engager avant d’avoir réglé ses  problèmes dans l’ancien espace du Pacte de Varsovie. Surtout, les élites  russes n’ont aucune politique à substituer au projet US de  « remodelage » et bloquent sur le même problème que les Etats-Unis : le  rapport de force régional ayant changé, il n’est plus possible de mener  une politique d’équilibre entre Israéliens et arabes. Tout  investissement dans la région implique, à plus ou moins long terme, une  rupture avec le régime sioniste.
L’horloge moscovite s’est arrêtée en 1991, lors de la conférence de  Madrid. Elle n’a pas assimilé que les accords d’Oslo (1993) et de Wadi  Araba (1994) ont échoué à mettre en place la « solution à deux Etats ».  Celle-ci est désormais irréalisable. La seule option pacifique possible  est celle qui a été mise en œuvre en Afrique du Sud : abandon de  l’apartheid et reconnaissance de la nationalité unique des juifs et des  autochtones, instauration d’une vraie démocratie sur la base « un homme,  une voix ». C’est déjà la position officielle de la Syrie et de l’Iran,  ce sera à n’en pas douter bientôt celle de la Turquie.
La grande conférence diplomatique sur le Proche-Orient que le Kremlin  souhaitait recevoir à Moscou en 2009, annoncée lors du sommet  d’Annapolis et confirmée par des résolutions de l’ONU, n’a jamais eu  lieu. Dans ce jeu, la Russie a passé son tour.
Les élites russes, qui continuent à jouir d’un grand prestige au  Proche-Orient, ne fréquentent plus cette région et la rêvent plus  qu’elles ne la comprennent. Dans les années 90, elles s’enthousiasmaient  pour les théories romantiques de l’anthropologue Lev Goumilev et se  trouvaient en phase avec la Turquie, seule autre nation à la fois  européenne et asiatique. Puis, elles succombèrent au charisme du  géopoliticien Alexandre Dugin, qui abhorrait le matérialisme occidental,  pensait la Turquie contaminée par l’atlantisme, et s’extasiait devant  l’ascétisme de la Révolution iranienne.
Cependant ces élans se sont brisés en Tchétchénie avant même de  trouver un début de concrétisation. La Russie a affronté brutalement une  forme d’extrémisme religieux, soutenue en sous-main par les Etats-Unis  et alimenté par les services secrets turcs et saoudiens. Du coup, toute  alliance avec un Etat musulman semblait compromise et périlleuse. Et  lorsque la paix est revenue à Grozny, la Russie n’a pas su, ou n’a pas  voulu, assumer son héritage colonial. Comme l’a analysé Geïdar Dzhemal,  le président du Comité islamique de Russie, elle ne pouvait prétendre  être une nation eurasiatique en feignant que rien ne se soit passé et en  se considérant toujours comme un Etat orthodoxe protégeant de  turbulents petits frères musulmans. Elle devait —elle doit toujours— se  redéfinir en pensant à égalité orthodoxes et musulmans.
Plutôt que de repousser à demain la solution du problème des  minorités, et à après-demain l’engagement au Proche-Orient, la Russie  pourrait au contraire s’appuyer sur des partenaires extérieurs  musulmans, en qualité de tiers de confiance, pour nouer le dialogue  intérieur. Ainsi, la Syrie de Bachar el-Assad présente un modèle d’Etat  post-socialiste en voie de démocratisation, qui a su préserver ses  institutions laïques et laissé s’épanouir les grandes religions, et les  différents courants de ces religions, y compris l’islam wahhabite le  plus intransigeant, en préservant la paix sociale.
L’attrait économique
Pour le moment, les élites russes ignorent les mises en garde de leur  ancien chef d’état-major, le général Leonid Ivahov, sur la nécessité  d’alliances asiatiques et proche-orientales face à l’impérialisme  états-unien. Elles préfèrent penser avec le politologue Gleb Pavlovski  que les antagonismes géopolitiques se dissoudront dans la globalisation  économique. Aussi abordent-elles le Proche-Orient d’abord comme un  marché.
Le président Dmitry Medvedev vient d’entreprendre une tournée qui l’a  conduit à Damas et à Ankara. Il a levé des obligations de visa, et  ouvert le marché commun en constitution (Turquie, Syrie, Iran, + Liban)  aux entreprises russes. Il a favorisé la vente d’un impressionnant  arsenal aux uns et aux autres. Surtout, il a négocié des chantiers  décennaux de construction de centrales électriques nucléaires. Enfin, il  a exploité l’évolution stratégique de la Turquie pour qu’elle prenne en  considération les besoins russes de transit d’hydrocarbures. Un  pipe-line russe terrestre permettra de relier la Mer noire à la  Méditerranée. Et Ankara pourrait se laisser tenter par le projet de  gazoduc South Stream.
Les limites de l’engagement russe
Hors du champ économique, Moscou peine à s’affirmer. Les bases  navales soviétiques en Syrie ont été remises en état et ouvertes à la  flotte russe de Méditerranée, qui n’en fait qu’un usage limité, d’autant  que la marine en mer Noire va être réduite.  Tout se passe comme si  Moscou gagnait du temps et repoussait à plus tard le problème israélien.
C’est que toute condamnation du colonialisme juif pourrait raviver  des problèmes intérieurs. D’abord parce que d’une manière caricaturale  et peu flatteuse, l’apartheid israélien renvoie au traitement des  Tchétchènes. Ensuite parce que la Russie agit sous le poids d’un  complexe historique, celui de l’antisémitisme. Vladimir Poutine a  plusieurs fois tenté de tourner la page avec des gestes symboliques  comme la nomination d’un rabbin aux armées, mais la Russie n’est  toujours pas à l’aise avec ce sujet.
Pourtant l’attentisme n’est plus de mise : les dès sont déjà jetés.  Il faut en tirer les conséquences. Israël a joué un rôle déterminant  dans l’armement et la formation des troupes géorgiennes qui ont attaqué  et tué des ressortissants russes en Ossétie du Sud. En échange, le  ministre géorgien de la Défense Davit Kezerashvili, double national  israélo-géorgien, avait loué deux bases militaires aériennes à Tsahal.  De la sorte, les bombardiers israéliens se serait approchés de l’Iran et  aurait pu le frapper. Moscou a stoïquement encaissé le coup, sans  prendre de mesures de rétorsion à l’égard de Tel-Aviv.
- Le président de la Fédération de Russie, Dmitry Medvedev, discute du possible accueil de réfugiés israéliens ex-soviétiques avec le gouverneur de l’oblast autonome juif du Birodijan, Alexander Vinnikov (2 juillet 2010).
 - © Service de presse du Kremlin
 
Cette absence de réaction étonne au Proche-Orient. Certes, Tel-Aviv  dispose de nombreux relais dans les élites russes et n’a pas hésité à  s’y créer des réseaux en offrant à des gens influents des facilités  matérielles en Israël. Mais Moscou dispose de bien plus de relais en  Israël avec un million d’ex-Soviétiques émigrés. Il pourrait mettre en  lice une personnalité capable de jouer en Palestine occupée le rôle de  Frederik de Klerk en Afrique du Sud : liquider l’apartheid et instaurer  la démocratie au sein d’un Etat unique. Dans cette perspective, Dmitry  Medevedev anticipe un exode d’Israéliens qui n’accepteraient pas la  nouvelle donne. Il a donc bloqué la fusion annoncée du kraï de Khabarovsk et de l’oblast  autonome juif du Birobidjan. Le président, issu d’une famille juive  convertie à l’orthodoxie, envisage de réactiver cette unité  administrative fondée par Staline en 1934 comme alternative à la  création de l’Etat d’Israël. Ce qui fut, au sein de l’Union soviétique,  une république juive pourrait accueillir des réfugiés. Ils seraient  d’autant plus les bienvenus que la démographie russe est en chute libre.
- Marchand sur les pas de ses ancêtres, le président Medvedev s’est rendu au Birobidjan pour réactiver les traditions de l’oblast autonome juif.
 - © Service de presse du Kremlin
 
En définitive, ce sont les atermoiements à propos du nucléaire  iranien qui surprennent le plus. Il est vrai que les marchands iraniens  n’ont cessé de contester les factures de la construction de la centrale  de Busher. Il est également vrai que les Persans sont devenus  susceptibles à force de subir les ingérences anglo-saxonnes dans leurs  vies. Mais le Kremlin n’a cessé de souffler le chaud et le froid. Dmitry  Medvedev discute avec les Occidentaux et les assure du soutien russe  pour voter des sanctions au Conseil de sécurité. Tandis que Vladimir  Poutine assure aux Iraniens que la Russie ne les laissera pas sans  défense s’ils jouent le jeu de la transparence. Sur place, les  responsables se demandent si les deux dirigeants se sont répartis les  rôles selon les interlocuteurs et font ainsi monter les enchères. Ou si  la Russie est paralysée par un conflit au sommet. C’est en réalité,  semble t-il, ce qui se passe : le tandem Medvedev-Poutine s’est  lentement dégradé et la relation entre les deux hommes a tourné  brutalement à la guerre fratricide.
La diplomatie russe a laissé entendre aux Etats non alignés qu’une  quatrième résolution du Conseil de sécurité condamnant l’Iran serait  préférable à des sanctions unilatérales des Etats-Unis et de l’Union  européenne. C’est faux : Washington et Bruxelles ne manqueront pas de  s’appuyer sur la résolution de l’ONU pour justifier des sanctions  unilatérales supplémentaires.
Le président Medvedev a déclaré, lors de sa conférence de presse  conjointe avec son homologue brésilien le 14 mai, qu’il avait arrêté une  position commune par téléphone avec le président Obama : dans le cas où  l’Iran accepterait la proposition qui lui a été faite [en novembre  2009] d’enrichissement de son uranium à l’étranger, il n’y aurait plus  de raison d’envisager des sanctions au Conseil de sécurité. Or, lorsque  —contre toute attente— l’Iran a signé le Protocole de Téhéran avec le  Brésil et la Turquie, Washington a fait volte face et Moscou lui a  emboité le pas au mépris de la parole donnée.
- Le 14 mai 2010, le président Medvedev apporte publiquement son soutien à l’initiative de son homologue brésilien, Lula da Silva, pour résoudre la crise iranienne. Quelques jours plus tard, il se ralliera aux Etats-Unis et donnera instruction à son ambassadeur aux Nations Unies de voter la résolution 1929 au mépris de la parole donnée.
 - © Service de presse du Kremlin
 
Certes le représentant permanent de la Russie au Conseil de sécurité,  Vitaly Churkin, a largement vidé de sa substance la résolution 1929 en  écartant un embargo énergétique total, mais il l’a votée. A défaut  d’être efficace, celle-ci est infamante, à la fois pour l’Iran, le  Brésil, la Turquie et pour tous les Etats non-alignés qui soutiennent la  démarche de Téhéran. Cette résolution a été d’autant plus mal perçue  qu’elle contrevient aux termes du Traité de non-prolifération. Celui-ci  garantit à chaque signataire le droit d’enrichir de l’uranium, tandis  que la résolution onusienne l’interdit à l’Iran. Jusqu’à présent, la  Russie apparaissait comme le gardien du droit international, ce n’est  pas ici le cas. A tort ou à raison, les non-alignés en général et l’Iran  en particulier ont interprété le vote russe comme la volonté d’une  grande puissance d’empêcher les puissances émergentes d’atteindre  l’indépendance énergétique nécessaire à leur développement économique.  Il sera difficile de faire oublier ce faux pas.
Source Odnako (Fédération de Russie)
Hebdomadaire d’information générale. Rédacteur en chef : Mikhail Léontieff.
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Hebdomadaire d’information générale. Rédacteur en chef : Mikhail Léontieff.
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