Azmi Bishara
          Les projets de Salam Fayyad pour la Palestine et les  Palestiniens ne sont rien d’autre qu’un festival populaire arrangé où  l’occupé plie devant ses oppresseurs, écrit Azmi Bishara.         
          Août 2008 - Une fillette palestinienne et sa  mère attende à un checkpoint des troupes israéliennes d’occupation  placé en plein territoire palestinien à côté de Naplouse - Photo :  Zoriah
Féliciter Israël le jour de son « indépendance », ou  création, équivaut en quelque sorte, à le féliciter d’avoir réussi son  vol armé de la Palestine et l’expulsion systématique du peuple  palestinien. C’est ce que nous pouvons dire lorsque les félicitations  proviennent des présidents étasunien, français ou ivoirien.
Mais quand c’est un chef d’État arabe qui congratule  Israël « le jour de sa fondation » nous ne pouvons que garder le  silence. Je m’empresse d’ajouter que notre silence n’a rien de  contemplatif ; c’est plutôt un silence impuissant, parce que dans ce cas  nous restons sans voix. Notre langue, dit-on, est un pays qui est  commun à nous tous, mais de toute évidence, c’est un pays dans lequel  (Al-Mutanabbi vient encore une fois à la rescousse) « la jeunesse arabe  est étrangère de par son visage, de sa main et de sa langue ».
Ce n’est pas la première fois que de telles les  félicitations ont été envoyées, et ce n’est probablement pas la  dernière, malgré tout ce que l’on pourrait espérer. Le phénomène ne  devrait pas non plus nous surprendre. En fait, ce qui serait surprenant,  c’est d’être surpris. Néanmoins cette année-ci, on a dépassé toutes les  bornes. La majorité des habitants de Gaza font partie des réfugiés qui  ont été expulsés de leurs maisons en 1948, ce qui veut dire que les  félicitations ont été adressées à celui qui les a chassés et est devenu  le maton de la plus grande prison du monde. Il y a quelque chose de très  suffoquant et confiné dans ce phénomène cette fois-ci, et les tunnels  étouffants de Gaza par lesquels les gens se traînent pour respirer un  peu semblent plus faciles à manœuvrer que les tunnels de la politique  arabe.
Un de ces tunnels politiques obscurs a conduit à une  interview accordée à Haaretz, le 2 avril 2010, par  le président nommé du gouvernement palestinien nommé. Il y profère des  propos du genre : « les gens qui croient qu’Israël est la terre de la  Bible ne me posent aucun problème.... Mais il y a beaucoup de collines  et d’espaces inhabités sur cette terre. Pourquoi ne construisez-vous pas  là-bas et ne nous donnez-vous pas l’occasion de faire notre vie ? » Il a  aussi dit « le principal contentieux dans la région n’est pas entre  vous et nous, mais entre les modérés et les extrémistes » et « Nous  sommes en train de construire pour recevoir les réfugiés dans l’État  palestinien ». Il reprend le langage des Israéliens. Certaines  expressions sont même empruntées au vocabulaire des colons qui  prétendent qu’ils construisent « sur des collines inhabitées ». Ceci  nous rappelle les officiels arabes qui se vantent de comprendre la  langue des Étasuniens, après quoi nous nous rendons compte que cela  signifie qu’ils feront inconditionnellement tout ce que Washington leur  demandera de faire (condition bien sûr sine qua non pour certains types  d’ « accords »).
Avec une dextérité consommée, l’ancien officiel de la  Banque mondiale, actuellement employé de la « communauté  internationale »,  a ramené le concept d’État aux « zones habitées » qui  doivent être équipées avec ce qui est nécessaire à la survie. Ces zones  s’insèrent si parfaitement dans la notion israélienne d’un État  palestinien installé sur des parcelles densément peuplées des  territoires palestiniens ! Il suffisait ensuite d’ajouter en murmurant  que ceci était nécessaire pour empêcher la croissance des éléments  terroristes et de laisser entendre que le droit au retour des  Palestiniens signifiait seulement que les réfugiés auraient le droit de  retourner dans cet État palestinien morcelé.
L’Occident est en train de financer une illusion  d’optique compliquée. L’objectif est de faire croire que  la vie dans  les enclaves palestiniennes surpeuplées est quelque chose d’ordinaire,  pour faire passer comme normal ce qui est artificiel, pour imposer le  calme pendant que l’Autorité palestinienne (AP) construit les bâtiments  officiels garnis de façades élégantes et organise un énorme jeu  illusoire sous l’occupation.
Au début, l’idée des bantoustans palestiniens était une  théorie. Ensuite, certaines personnes ont pris la théorie au sérieux. En  plaidant en faveur de cette formule, elles ont essayé de prouver que la  théorie a l’air pire que sa  mise en pratique. Ceux qui en ont eu  l’expérience ailleurs ont constaté qu’elle offre une façon de vivre  relativement confortable, et ajoutent-ils, la formule est de plus en  plus séduisante lorsque vous la comparez avec, chronologiquement, le  chaos de la lutte populaire armée du passé récent et, sur le plan de  l’espace, le sort de ceux qui vivent sous blocus à Gaza et qui rejettent  ladite formule. Naturellement, ils ne se réfèrent absolument pas à la  cause nationale palestinienne.
L’homme qui a énoncé ses idées  si éloignées du discours  national palestinien a été nommé à la tête de l’AP après un coup de  force perpétré contre un gouvernement élu. Lors de ces élections, il  avait  obtenu 1 % des suffrages populaires. Il n’y a pas longtemps, il  était le ministre des finances imposé par Washington à Yasser Arafat,  lorsqu’Arafat était assiégé à Ramallah. La presse israélienne l’a  surnommé « le Ben Gourion palestinien ». Vous imaginez ça ? Récemment,  le magazine Time le classait parmi les 100 personnes  les plus importantes du monde. Et pourquoi donc ? Un des avantages de  l’impérialisme est qu’il peut nous classer dans ses catégories (telles  que « modéré » ou « extrémiste »), nous identifier selon ses notations  et ses hiérarchies et nous décerner des récompenses et des honneurs.
L’interview susmentionnée de Haaretz  m’a incité à jeter un coup d’œil  sur les interviews accordées par des  officiels palestiniens à la presse israélienne ces dernières années.  L’examen se révéla pénible et stressant, et après deux jours de lecture  engourdissante, j’ai renoncé, bien que je sois persuadé qu’il y a  matière à un livre sur la manière d’inoculer une personnalité de  colonisé et qu’il suffirait de trouver des chercheurs et des écrivains  ayant le courage d’entreprendre une étude de ce type. Ce n’est pas mon  cas, mais dans ces textes que j’ai parcourus, j’ai pu constater que,  dans pratiquement toutes les interviews, les officiels utilisaient les  termes et les concepts israéliens pour décrire le peuple palestinien et  la situation dans laquelle il se trouve et qu’ils offraient des  concessions gratuites à l’opinion publique israélienne. C’est comme  s’ils étaient tous animés du désir de plaire, ou au mieux, d’obtenir  l’admiration de leur public au prix d’une drôlerie pendable. Presque  tous les officiels sont revenus sur certaines de leurs déclarations le  lendemain de leur interview - en arabe, et sans demander de rétraction  ou de rectification au journal hébreu qui avait publié l’interview. Les  politiciens souffrant de complexe d’infériorité à qui le fait  d’impressionner les occupants monte à la tête, se réveillent le  lendemain soudainement pris de peur quant à la réaction du peuple  occupé.
Du point de vue de la puissance occupante, le poseur  palestinien, bouffi par les éloges et les tapes dans le dos israéliens,  est captif des concessions qu’il leur a faites sans rien recevoir en  retour si ce n’est le label de « modéré ». Alors, quand il commence à  faire marche arrière sous les regards courroucés du public palestinien,  les Israéliens se moquent de sa faiblesse, disent que c’est un menteur  et le citent comme un exemple caractéristique du caractère arabe.  Entre-temps, ses poses, - qui consistent notamment à laver le linge sale  palestinien devant le public israélien, en critiquant le chaos et la  corruption internes, en se moquant du Hamas et d’autres-  n’ont rien  changé à la position israélienne et n’ont absolument rien apporté de  positif. Les concessions gratuites ne font qu’encourager l’adversaire à  aller plus avant, sans frais, et à exiger davantage. Il rétorquera bien  sûr qu’il a obtenu un résultat significatif. Il dira qu’il a donné aux  « forces de la paix en Israël » le moyen de persuader les Israéliens  d’accepter l’idée d’un État palestinien. On ne dit pas est que  cela signifie présenter un État palestinien comme une solution au  problème démographique israélien et désigner les  officiels qui font  plaisir à la presse israélienne à coup d’interviews conciliantes  prouvant qu’il existe des Palestiniens modérés et souples qui seront de  bons partenaires pour la paix et qui peuvent toujours être persuadés de  faire de nouvelles concessions.
À peine avais-je terminé de parcourir ces interviews,  dont le langage à lui seul mérite une étude séparée, que le président de  l’AP lançait une « offensive » pour obtenir l’approbation du public  israélien. Maintenant que l’administration Obama a montré clairement  jusqu’où elle veut faire pression sur Israël, et étant donné que « vivre  signifie négocier », les négociations doivent être la seule façon  d’aller de l’avant. Mais au lieu de se contenter de négocier avec le  gouvernement israélien, le président de l’AP a escaladé  son  « offensive » en lançant des négociations avec chaque Israélien  individuellement. Il a dévoilé sa stratégie hardie et agressive lors  d’une réunion du conseil révolutionnaire du Fatah.
Le président de l’AP sera bientôt surpris par une horde  de négociateurs. Quelque 6 millions d’Israéliens ainsi que des partis  politiques et des associations, se précipiteront à sa rencontre pour lui  demander instamment de donner la preuve de son réel désir de  paix et  de faire davantage pour garantir leur sécurité. Néanmoins, il ne pouvait  pas attendre que tout cela commence. Le jour suivant l’annonce de son  « initiative », il a décidé de presser les Israéliens, et nous-mêmes par  la même occasion, en donnant une interview à la télévision sur le canal  2 israélien afin d’enterrer les derniers restes du discours national  palestinien de son gouvernement. « Il n’y a pas de crise de confiance  avec Netanyahu » a-t-il proclamé. En ce concerne le droit au retour, il a  dit « nous parlons d’une solution juste et convenue » et « nous nous  mettrons d’accord sur la solution et la présenterons au peuple  palestinien ». Autrement dit, le président palestinien a donné à la  puissance occupante le droit d’accepter ou de refuser le principe du  droit au retour et ce qu’il présentera au peuple palestinien n’est rien  moins que la formule israélienne pour une solution acceptable.
Il prie sans doute pour que Netanyahu réponde  favorablement à cette stratégie parce que il ne veut pas que les  Palestiniens « ne fût ce que envisagentd’organiser  des manifestations ». Il est probable aussi que son zèle pour en  appeler au public israélien et américain juif l’amènera finalement à  s’adresser à l’AIPAC. L’opinion publique israélienne et les instruments  israéliens aux USA se rendront assurément compte que le leadership de  l’AP sous l’occupation a renoncé à tous les moyens de persuasion, hormis  des paroles conciliatrices, et qu’il s’est résigné à son statut d’otage  de l’autorité d’occupation.
Il est entendu que la fin du chapitre est courue  d’avance. Lorsque que le prochain chapitre s’ouvrira, son protagoniste  sera l’homme qui a abandonné le discours national, qui a renié les  droits nationaux et qui est arrivé depuis l’extérieur du mouvement  national. L’ancien officiel de la Banque mondiale, qui se vante d’être  pragmatique, offre des solutions au jour le jour à la place d’une cause  nationale. Il dit que ceci est pratique et il se prélasse dans  l’admiration d’un Occident tellement pragmatique parce qu’il ne perd pas  son temps en politique - laissant cette tâche à l’Occident, au quartet  et à Israël tandis qu’il se concentre sur l’édification des structures  économiques. Malheureusement, l’aspect économique de ces types de  structures est un mirage. Les prétendues structures économiques sont des  instruments politiques et après l’accomplissement de leur tâche, les  organisations qui les financent les laisseront tomber.
L’économie palestinienne en Cisjordanie camoufle les  arrangements et les mesures de sécurité. C’est une économie de rentier  qui vit de l’aide en échange de services sécuritaires et politiques, une  économie édifiée entièrement sur des subventions étrangères en échange  de certaines positions politiques et animée du désir  de promouvoir ceux  qui acceptent les conditions israéliennes et donnent la priorité à la  protection de la sécurité d’Israël. L’homme qui patronne cette économie  est dans la politique jusqu’au cou, mais il s’agit de la politique de  l’Occident et du quartet. Son économie est basée sur le service de cette  politique, et avec l’aide que celle-ci génère, il paye des salaires et  construit les façades d’institutions économiques. En cas de réticence du  Fatah, il répondra avec son pragmatisme consommé, en attribuant à ses  officiels une majorité des sièges dans son cabinet. Ce type de politique  en apparence apolitique rappelle celle qui en appelait au peuple  palestinien, par l’intermédiaire des médias israéliens, pour qu’il  abandonne la résistance qui fâche les Israéliens et détruit les maisons  et qu’il combatte les « extrémistes » ainsi que l’Organisation de  libération de la Palestine. Le slogan de cette campagne était « nous  voulons vivre ».
Il y a deux sortes d’« amour de la vie » : l’un pour les  États agresseurs, tels qu’Israël, et l’autre pour leurs victimes, telle  que la Palestine. Dans le premier cas, il n’y a pas de contradiction  entre l’amour de la vie et la politique et la participation politique ;  le nationalisme, la religiosité et la sécularité ; la littérature et les  arts ; le nihilisme et la dissolution ; l’armée, le Parlement et le  processus électoral ; l’industrie, l’agriculture et les sciences, et  même la guerre en cas de besoin. Ceci est valable pour Israël comme pour  les USA.
En ce concerne les peuples occupés en revanche,  « l’amour de la vie » doit être pratiqué très loin de la politique, des  armes et de la résistance ainsi que des entreprises nationales et de la  production autonome. Vivre la vie ainsi a pour symbole la cuisine -  "kebab," "humous" et "tabbouleh" -  et consiste en manifestations de  liesse et en fêtes et concours pour remettre des cadeaux et des prix aux  élites. L’occupation aime les cafés et les restaurants bruyants et  bondés de Ramallah et elle diffuse des films sur ces locaux animés qui  prouvent qu’il y a de la vie derrière les barrières.
Quand la vie est ramenée à ce type de « désir de vivre »  vous devrez la fabriquer car elle ne contient pas en soi le pouvoir de  se régénérer. Il ne peut pas y avoir de vie sous l’occupation sans une  lutte contre l’occupation. En l’absence d’indépendance et de  souveraineté nationale, les chagrins et les joies et la vie elle-même ne  peuvent exister que dans le contexte d’un projet d’indépendance  nationale. Quand celle-ci est abandonnée ou qu’elle se défait, il ne  vous reste qu’un festival populaire contraint qui passe pour authentique  et pour l’amour de la vie.
Les relations publiques, qui sont une science aux USA,  s’efforcent de s’isoler de la vérité, de faire taire leur  conscience et  de ne pas se soucier de savoir elles commercialisent de la vérité ou de  la fiction. C’est une branche appliquée de l’instrumentalisation ; leur  domaine et leur mode d’application sont le marché ainsi que la  productivisation des relations humaines. Leur fonction est de trouver la  manière de commercialiser n’importe quoi, de créer un emballage qui  fait vendre même les choses les plus horribles du point de vue  esthétique ou moral. Mais même l’imagination la plus inventive des  relations publiques aurait du mal à faire passer pour une forme de lutte  nationale, l’admiration devant le plus grand plat de musakhan  de Ramallah ou de kunafa de Naplouse, ou le partage  avec le peuple, en position accroupie, d’olives et de fromage.
Il n’est pas nécessaire de dire aux gens ce qu’ils  mangent, tout comme vous n’avez pas besoin de leur dire que le ciel est  bleu ou qu’« ils veulent vivre ». Vous n’avez pas besoin de  commercialiser ce qui est évident. Vous n’avez pas besoin  de relations  publiques, de rédacteurs ou même de dirigeants politiques pour dire aux  gens ce qui fait déjà partie de leur conscience quotidienne.
Le travail des dirigeants politiques est d’aider les  gens à répondre à des questions telles que "comment pouvons-nous  vivre ?" « comment devrions-nous vivre ? » « La puissance occupante nous  laissera-t-elle vivre lorsque nous déposerons les armes ? » « Qui  financera toutes ces institutions économiques après que les pays  donateurs auront cessé de s’y intéresser ? » « Qui financera les 200 000  emplois qui entretiennent plus de 1 million de personnes qui vivent de  l’espoir que la prétendue communauté internationale financera un  règlement injuste ? » « Qu’adviendra-t-il de nous sans le reste de notre  peuple ? » « Qu’en est-il de nos obligations en ce qui concerne les  réfugiés et Jérusalem ? » « Que reste-t-il comme vie à un peuple qui  renonce à sa souveraineté en échange de miettes ? » Leur mission n’est  pas de vendre de l’apathie déguisée en « nous voulons vivre ». C’est un  produit bon marché de toute façon et comme tous les produits bon marché,  sa date de péremption est courte.
* Azmi Bishara est issu  d’une famille chrétienne palestinienne. Il devient membre de la Knesset  en 1996, et est l’un des membres fondateurs du parti Balad. Il défend  l’option d’un « État de tous les citoyens » et la laïcité par opposition  au concept d’« État juif » et critique dans cette optique l’idéologie  sioniste d’Israël.
Azmi Bishara publie également des ouvrages en langues  arabe, anglaise, allemande et hébraïque, sur les sujets de la démocratie  et de la société civile, sur les droits des minorités nationales en  Israël, sur l’islam et la démocratie et sur la question palestinienne,  au sein de la société israélienne, dans les Territoires occupés et dans  les autres États.
Le 22 avril 2007, il démissionne de son poste de député,  accusant les autorités de le persécuter pour ses positions politiques.  Visé par une enquête policière dont on ignore les motifs, il a quitté le  pays. Le 25 avril, la police déclare que Bichara est accusé de crime  contre la sécurité d’Israël, de collaboration avec le Hezbollah libanais  pendant l’invasion israélienne de 2006.