Denis Sieffert
Le combat historique des Palestiniens  emprunte aujourd’hui une nouvelle voie, plus économique que politique.  L’homme de cette stratégie est un économiste libéral, le Premier  ministre Salam Fayyad. Pour ses adversaires, cette politique risque  d’apparaître comme un accommodement avec l’occupant.
Depuis 1967 – et, en vérité,  depuis 1965, date du premier « coup de main » du Fatah –, les  Palestiniens ont tout essayé : la résistance armée, celle des fedayins,  la résistance populaire, celle des Intifadas (1987-1993, puis 2000),  celle des négociations, qui s’est principalement concrétisée par les  accords d’Oslo en 1993. À partir du Conseil national palestinien  d’Alger, en novembre 1988, ils ont abattu la carte du compromis  historique en reconnaissant Israël et en renonçant à 78 % de la  Palestine mandataire. Pour autant, leurs droits nationaux n’ont toujours  pas été reconnus. Pire : la colonisation de la partie Est de Jérusalem  et de la Cisjordanie s’est accélérée, hypothéquant gravement l’avenir.  Gaza est soumis à un blocus mortifère. Cette impasse a renforcé au sein  du mouvement palestinien des courants radicaux partisans d’une violence  aveugle. De 1994 à 2005, le Hamas, en particulier, a ainsi perpétré une  série d’attentats sanglants en Israël même, avant d’entamer un processus  d’évolution politique qui l’a conduit à la victoire électorale de 2006.  Pour être complet, il faut souligner aussi l’émergence d’un mouvement  pacifique, à Bilin, notamment. Mais ces manifestations sont réprimées  violemment par l’armée israélienne. De quelque côté que l’on se tourne,  l’impasse est totale. Le refus israélien obstiné. Et les protestations  internationales ne dépassent jamais la pétition de principe.
Si bien que, pour certaines élites palestiniennes,  l’heure d’une autre stratégie aurait sonné. Elle est incarnée par un  homme : le Premier ministre, Salam Fayyad. Il s’agirait de créer une  situation de fait en mettant en place les fondations économiques d’une  société palestinienne. Cela, sans attendre l’aboutissement du processus  politique conduisant à la naissance de l’État. Cette stratégie porte  déjà ses fruits sur le terrain. Mais elle n’est pas sans ambiguïté.  Outre le risque de « s’accommoder » de l’occupation, il existe aussi  celui de s’intégrer à l’économie israélienne, jusqu’à l’absorption [1]. Au travers de  quelques exemples, nous ouvrons ici ce dossier complexe [2].
[1] Toujours dans le n° spécial de  mars-avril 2010 voir Denis Sieffert
Le pari risqué de Salam Fayyad
Le Premier ministre palestinien, artisan d’une  nouvelle stratégie, offre un profil original dans l’histoire de son  peuple.
Avec Salam Fayyad, Premier ministre depuis juin  2007, on est loin de Georges Habache ou même de Yasser Arafat. Les  « historiques » qui ont imposé au monde la prise en considération du  problème palestinien, et conquis l’autonomie politique pour leur peuple,  sont morts ou ont remisé la Kalachnikov à l’armurerie. Né en 1952, près  de Tulkarem, en Cisjordanie, Salam Fayyad est un économiste, diplômé de  l’université du Texas, ancien cadre de la Banque mondiale. C’est en  tant que représentant du Fonds monétaire international (FMI) qu’il  rentre en Palestine en 1995. Ministre des Finances de l’Autorité en  2002, il rompt avec les pratiques « artisanales » de l’ère Arafat, cesse  de payer les fonctionnaires en liquide, et donne de la transparence à  l’économie palestinienne. Il plaît aux Américains, et ne déplaît pas à  certains de ses collègues israéliens, économistes ou banquiers comme  lui. Il est notamment proche du gouverneur de la Banque d’Israël, avec  qui il a travaillé au FMI. C’est à la fois sa force et l’ambiguïté de sa  position.
Paradoxalement, il doit pourtant son irruption sur  la scène politique à la lutte des factions. C’est après les  affrontements de juin 2007 entre le Fatah et le Hamas, qui ont conduit à  la prise de contrôle de Gaza par le mouvement islamiste, que le  président de l’Autorité, Mahmoud Abbas, le nomme Premier ministre.  Précisément parce qu’il n’appartient à aucune des deux factions. Tout en  restant un grand inconnu dans la population, il a su en trois ans faire  apprécier les premiers résultats de sa politique. Des résultats  visibles : amélioration de l’approvisionnement en eau, création de  routes et autres infrastructures. Des microprojets qui « contournent »  pour l’instant l’occupation israélienne. Elias Sanbar, représentant de  la Palestine à l’Unesco, parle de 1 500 nouveaux projets pour 2010. Il  souligne la création d’emplois et la réduction de la délinquance  [1].
La stratégie de Salam Fayyad a renversé la logique  qui domine depuis 1967. Faute d’obtenir un État viable, reconnu par la  communauté internationale, il s’emploie à établir une société  économiquement viable, sans attendre la création de l’État. L’économie  avant la politique. Il s’inscrit habilement dans l’air néolibéral du  temps. On peut regretter que la marche vers l’État palestinien  n’emprunte pas des chemins plus directs. La faute à l’obstruction  pratiquée par les dirigeants israéliens, et à la communauté  internationale. Mais la situation étant ce qu’elle est, on ne peut guère  s’ériger en juge des choix palestiniens. Il est permis en revanche de  redouter que l’issue ne soit pas celle que les Palestiniens espèrent. La  hâte de la France de Sarkozy à jouer ce jeu éveille les soupçons. Dans  le meilleur des cas, la France et d’autres payent en partenariat  économique le prix de leur manque de courage politique. Dans le pire des  cas, il pourrait s’agir d’enterrer l’État palestinien sous une action  en apparence vertueuse. Ce qui est sûr, c’est que Salam Fayyad, lui,  croit en sa stratégie. Même si le pari est risqué. Notes [1] Entretien dans Politis numéro spécial, mars-avril 2010
[2] voir en kiosque Politis numéro  spécial, mars-avril 2010
publié par Politis