Dévastation indescriptible, pertes humaines inimaginables...  C’est ce que l’Irak a subi et continue de subir sous une occupation  déguisée en libération, écrit Felicity Arbuthnot.         
           Ne savez-vous pas, mon fils, avec combien peu de sagesse  le monde est gouverné ?
Axel, Comte Oxenstierna, lettre à son fils, 1648
Axel, Comte Oxenstierna, lettre à son fils, 1648
2004 - Falloujah. Un soldat américain tué  par la résistance irakienne est traîné par ses camarades.
Je venais de rentrer d’Irak. En Irak et à travers le  monde, on était certain qu’un autre bombardement et une invasion énormes  étaient inévitables et pouvaient être déclenchés à tout moment.  Au  cours des nombreux séjours que j’avais faits dans ce pays depuis la  première attaque en 1991 - alors que l’embargo mené  par les USA/RU  se  resserrait davantage, engloutissant tout ce que la vie peut avoir de  normal et la vie d’une nation entière —  je me demandais chaque fois si  je serais la bienvenue.
Et c’était chaque fois le cas : j’étais reçue avec  chaleur, générosité et spontanéité. Cela me gênait terriblement parce  que je vivais dans un pays qui interdisait l’importation des médicaments  contre le cancer, des inhalateurs Ventolin pour les asthmatiques (les  taux de pollution avaient rattrapé ceux de Mexico, vu l’absence de  pièces de rechange de voitures dont l’importation était interdite), de  l’insuline, des seringues médicales, des instruments chirurgicaux, et  même des balles de ping-pong, du papier et des jouets pour les enfants.
Chose absolument atterrante, un lot de plusieurs tonnes  de linceuls avait été refusé par le Comité des sanctions. Même les morts  n’échappaient pas  à l’embargo. En février 2003, j’ai été à nouveau  accueillie sans réticence. Susan, qui avait en franchise une petite  boutique à l’hôtel Palestine, et tous les autres étaient tout sourires ;  ils m’ont serrée dans leurs bras et m’ont dit « bienvenue chez toi » en  m’inondant de douceurs. Enfant, Susan avait survécu avec sept autres  personnes au bombardement de l’abri d’Ameriyah. Ses parents, ses frères  et sa soeur avaient été brûlés vifs.
Il faisait sombre, les réverbères étaient éteints  (pièces de rechange interdites), mais le besoin de retrouver Bagdad —  ses bruits, ses odeurs — l’emportait sur tout le reste. Je devais  changer de l’argent et rendre visite à une vieille connaissance qui  avait un magasin d’alcool pour rencontrer ensuite des amis avec lesquels  je comptais boire de l’arak irakien qui est inégalable. (L’arak est  fabriqué par une société irakienne de produits chimiques et si vous en  buvez trop, vous découvrirez la plus redoutable arme chimique  irakienne).
Je suis sortie sans hésitation en me dirigeant à la  lueur des lampes à huile, ou à la lumière produite par des générateurs  provenant des magasins et des maisons dans la rue Saadun qui m’était  familière. Au bureau de change (« bonjour Madame Felicity, bienvenue à  Bagdad... ») Pour 50 dollars,  je reçois 2300 dinars irakiens (en 1983  de change était de trois dollars pour un dinar). Il y avait des paquets  de dinars correspondant à des montants de cinq dollars. Ailleurs, ces  sommes ne valaient rien,  mais  elles représentaient une fortune pour la  plupart des Irakiens. Je suis rentrée avec mes billets - sans les  cacher - dans le sac en plastique noir caractéristiques des bureaux de  change, comme le faisaient la plupart des gens et sans me faire le  moindre souci.
Par contre, maintenant, ce serait un miracle de passer  la porte. En chemin,  j’ai acheté de l’arak - encore des sourires, des   souhaits de bienvenue — encore des douceurs, accompagnées de verres de  thé à la menthe minuscules. Ces personnes courtoises sont appelées à  présent : « jockeys de chameaux », « enturbannés de chiffons », « nègres  des sables, » voire pire.
La sécurité en Irak juste avant l’invasion n’a rien à  voir avec la situation actuelle. L’année dernière, lors de la  commémoration de la sixième année de l’occupation, Souad Al-Azzawi,  maîtresse de conférences à l’université de Bagdad - qui a perdu son  mari, 22 proches, 50 amis et dont 15 « proches et personnes que je  connais et que j’aime » ont été enlevés, du fait des envahisseurs  étasuniens et britanniques  ou  d’une criminalité soit importée soit  générée sur place-  a écrit au sujet du « Nouvel Irak » :
Al-Azzawi a parlé du ciblage délibéré de civils et des  innombrables décès parmi les enfants causés par des « munitions non  explosées le long des routes d’engagement militaire. Elle a mentionné :  « Le massacre et les mauvais traitements des enfants pendant les  incursions de soldats étasuniens dans des secteurs civils de Falluja,  Haditha, Mahmodia, Tel Afar, Anbar, Mossoul, et de la plupart des autres  villes irakiennes. Le massacre des enfants de Haditha en 2005 est un  bon exemple ‘ de dommages collatéraux’  parmi les civils. »
Cette année, elle parle des punitions collectives  infligées à des villes entières affamées « par le blocage de la  livraison de nourriture, d’aide et de moyens de subsistance », villes  qui sont ensuite envahies et dont les enfants sont spécialement  harcelés. Elle mentionne aussi « la pollution microbienne et le manque  de moyens d’assainissement ainsi que d’eau potable dont pâtit jusqu’à 70  pour cent de la population entraînant la mort « d’un enfant irakien sur  huit » avant son cinquième anniversaire. [La mortalité infantile en  Irak] a été attribuée aux maladies transmises par l’eau telles que la  diarrhée, le choléra, la typhoïde, l’hépatite, etc. » (Jusqu’à  l’embargo, le choléra et la typhoïde avaient été pratiquement éradiqués.  Depuis l’invasion, l’infrastructure est totalement négligée et ces  maladies sont devenues endémiques.)
Elle poursuit : « l’exposition d’autres villes fortement  peuplées aux munitions chimiques toxiques et radioactives, aux bombes à  sous munitions, au napalm, au phosphore blanc et à l’uranium appauvri  [a fortement accru], le nombre de cancers, de déformations chez les  enfants, de maladies malignes multiples et de cas de leucémie infantile.  Dans les secteurs  comme ceux de Bassora, Bagdad, Nasriya, Samawa,  Falluja, Diwanya et d’autres, il y a eu une escalade de ces maladies  chez les enfants.  Plus de 24 pour cent de tous les enfants nés à  Falluja en octobre 2009 avaient des malformations congénitales. Le  ministre de l’environnement en Irak a invité la communauté  internationale à aider les autorités irakiennes à faire face à  l’augmentation énorme des cas de cancer en Irak. » De plus : « La détérioration du système de santé et les assassinats de  médecins ont eu comme conséquence [une mortalité] accrue parmi les  enfants. » Dans le total des décès qui a dépassé un million entre 2003  et 2007, l’effondrement du système de santé « est considéré comme une  des causes principales ».
En outre : « Il a été estimé que depuis 2004 deux sur  trois enfants irakiens étaient écartés de l’école... Avant l’invasion  des Etats-Unis, l’UNESCO indiquait que la fréquentation scolaire était  proche de 100 pour cent. Les assassinats d’éducateurs et  d’universitaires... ont poussé leurs collègues à [se sauver]. » Il y a  « un nettoyage culturel de la société et de l’identité irakiennes ».  Comparer la sécurité qui prévalait dans l’Irak d’avant l’invasion avec  l’enfer de la « libération », c’est parler d’un autre pays.
Avec un contraste très fort, le professeur Martin Yapp  précise dans Le Proche Orient depuis la première guerre  mondiale que l’Irak avait placé l’industrie pétrolière sous le  contrôle de l’État en 1972, « l’accent principal étant mis sur le  développement économique social..., la santé, le logement et  particulièrement l’éducation. »
Les statistiques des Nations Unies ont démontré que « en  1990, 87 pour cent des Irakiens disposaient d’eau potable, 93 pour cent  avaient accès aux soins de santé [gratuits]... qu’en 1980 pratiquement  100 pour cent d’enfants avaient suivi l’école primaire... l’instruction  des adulte, partant de 15 pour cent en 1958 s’était élevée à 90 pour  cent en 1990. L’éducation des femmes était en particulier avancée... »
La révolution était « laïque » et « des réformes  sociales voulaient avoir comme base ce qui était considéré comme les  principes universels du développement humain. » En sept ans, l’Irak a  été transformé en un État défaillant et que l’on qualifierait de barbare  si ce n’était pas les Etats-Unis qui l’avait mis en place.
Gideon Polya, auteur d’un décompte méticuleusement  établi publié dans Le nombre de morts : mortalité  générale et  évitable depuis 1950, qualifie la mortalité en Irak  entre l’imposition de l’embargo en août 1990, et l’invasion puis cette  affligeante période soumise à l’étude « de holocauste irakien... de  génocide irakien. » Il a écrit une lettre envoyée aux médias dans le  monde entier : « C’est le 7ème anniversaire de l’invasion guerrière et criminelle de  l’Irak par les forces des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Australie  le 20 mars 2003. Quel en a été le coût humain ? »
« À partir du 20 mars 2010 les morts violentes dans  l’Irak sous occupation, à la suite de l’invasion, totalisent 1.4 million  (selon l’éminent service des relations extérieures des Etats-Unis). »
« Après l’invasion, la mortalité infantile pour les  moins de 5 ans se monte à 800 000, et les morts excessives non-violentes  (les décès évitables, qui n’auraient pas dû se produire) se montent à  1,1 million (nombre basé sur des données révisées de 2006 et venant de  la Division des Populations des Nations Unies). Une évaluation  indépendante du nombre de décès avant l’âge de 5 ans fournit les mêmes  résultats.
« Le nombre des décès violents durant la guerre du Golfe  a atteint 200 000, et les morts excessives et infantiles avant l’âge de  5 ans sous le régime de sanctions (de 1990 à 2003) ont atteint  respectivement 1,7 million et 1,2 million, respectivement.
« Le nombre des décès violents parmi les Irakiens dans  la période de  1990 à 2010 s’est élevé à 1,6 million, les morts  excessives non-violentes dues aux privations se sont élevées à 2,8  millions, la mortalité infantile sous 5 ans (90 pour cent de ces morts  étant évitables et dues aux crimes de guerre de l’alliance regroupée  autour des Etats-Unis et à leurs brutales violations des conventions de  Genève) s’est élevée jusqu’à 2 millions de morts et les réfugiés sont  aujourd’hui entre 5 et 6 millions.
« C’est un holocauste irakien... un génocide irakien  selon l’article 2 de la Convention des Nations Unies sur les Génocides  (qui fait référence à l’holocauste juif avec ses 5 à 6 millions de tués,  1 million sur 6 succombant aux privations). »
Ainsi durant 7 années, le monde a été confronté aux  rapports de ce genre, venant d’un universitaire ayant une carrière  scientifique longue de 5 décennies.
« Pourquoi nous haïssent-ils ? » a été le bêlement du  gouvernement des États-Unis, alors qu’il voit un « terroriste » derrière  chaque ombre, derrière chaque écran d’ordinateur et chaque nom à  consonance arabe.
Durant toutes les privations des années d’embargo,  parlant à des parents qui avaient perdu des enfants à cause de lui, à  des victimes aux brûlures presque indescriptibles à cause de l’explosion  des lampes utilisées pour l’éclairage (en remplacement de lampes  fiables mais sous embargo), aux veuves, aux orphelins, je n’ai jamais  trouvé que de la chaleur et de l’hospitalité, de la gratitude pour être  venue en amie pour écouter, entendre, apprendre. A l’exception d’une  seule fois.
Mon dernier après-midi à Bagdad avant l’invasion, je  marchais encore le long de la rue de Saadun. Il y avait une petite  caserne au milieu des magasins et des immeubles d’appartements. Lors de  mes dernières promenades la nuit au cours des années, je pratiquais mon  arabe approximatif avec les jeunes appelés qui étaient assis à  l’extérieur au vu de tous, dans un pays avec une ambiance de guerre  remontant à plus de 30 ans. Ils riaient, corrigeaient mes fautes, et me  répétaient patiemment la douce prononciation qui vient de quelque part  profondément au fond de la gorge et que la plupart des occidentaux  trouvent tellement difficile. Nous riions ensemble pendant que  j’échouais à trouver l’intonation, et ils riaient à nouveau et  m’applaudissaient quand je finissais par y arriver.
Cet après-midi-là, de jeunes appelés, des adolescents,  s’agglutinaient à l’extérieur, certains s’accroupissant en groupe sous  les arbres sur le trottoir ensoleillé, et discutant. Il n’y avait aucun  autre passage possible. Ils étaient le futur de l’Irak, des diplômés  d’université jusqu’aux ouvriers des marchés, leur enfance perdue à cause  de l’embargo, leur futur étant de faire une autre guerre que l’Irak  n’avait pas provoquée [...].
Normalement, dans une foule, une courtoisie innée se  propage puis s’en va, les gens sourient, quelqu’un passe, des sourires  reviennent. Ils sont devenus silencieux, ont regardé cette femme  occidentale, l’incarnation de tout ce qu’ils allaient supporter ou de  tout ce à quoi ils n’allaient pas survivre. Après toutes ces années,  j’ai finalement vu une haine froide dans ces jeunes yeux. Et j’ai  vraiment compris.
Le matin suivant, peu après l’aube, je suis allée à la  recherche d’un café, avant d’entamer le voyage de 27 heures jusqu’à  Amman et un vol pour rentrer chez moi (les vols étant toujours interdits  à 99 pour cent). La musique dans le restaurant jouait tranquillement :  « J’ai laissé mon coeur à San Francisco. »
Ironiquement, avec un certain nombre d’autres qui ont  bravé quelques risques au cours des années (des bombardements des  Etats-Unis et du Royaume-Uni étant hauts sur la liste) j’ai été une de  ceux qui ont été avertis par des sources dignes de foi que si je  revenais dans l’Irak démocratique, libéré, libre, je sera tuée. La prise  de risques a été un mode de vie, mais le suicide n’est pas une option.
Malgré 30 millions de personnes manifestant partout dans  le monde contre l’invasion — cinq millions de plus que la population de  l’Irak à ce moment-là - l’illégal carnage a eu lieu. Mais comme un  correspondant l’a écrit en réponse à mon article cité ci-dessus : « Ces  30 millions qui ont marché pour la paix dans le monde entier ne doivent  pas penser que c’était sans valeur. La paix viendra quand les peuples du  monde se réveilleront et marcheront pour la fin du conflit [et] de  l’embargo. »
A l’occasion de cet anniversaire sinistre et honteux,  tous ceux qui pensent ainsi devrait se vouer à doubler leurs efforts.
* Felicity Arbuthnot est  une militante de longue date et une journaliste primée
                31 mars 2010 - Al-Ahram Weekly - Vous pouvez consulter cet  article à : 
http://weekly.ahram.org.eg/2010/991...
Traduction de l’anglais : Anne-Marie Goossens & Claude Zurbach
http://info-palestine.net/article.php3?id_article=8482
http://weekly.ahram.org.eg/2010/991...
Traduction de l’anglais : Anne-Marie Goossens & Claude Zurbach